Tribune Juive

L’analyse géopolitique de Gil Mihaely. Israël-Hamas: Qui perd Gagne?

Deux ans après le 7-Octobre, la supériorité militaire d’Israël ne s’est pas traduite en victoire politique. Le Hamas retient encore des dizaines d’otages, le pays est plus isolé que jamais, et les alliés de Netanyahou affichent des ambitions messianiques alarmantes. Aussi critiquable et critiquée soit-elle, la reconnaissance de la Palestine par la France ouvre un chemin étroit, sinon à la paix, à la politique. Encore faudrait-il des dirigeants capables de l’emprunter.

Il y a un an, Israël était dans la situation du roseau de La Fontaine. Un an après le massacre et le choc du 7-Octobre, le pays avait plié, mais n’avait pas rompu. Mieux, il avait riposté. Ses forces de sécurité avaient éliminé l’essentiel des capacités du Hamas ainsi que sa direction – Yahya Sinwaar en tête. Au Liban, elles avaient défait le Hezbollah, neutralisé ses cadres grâce à la glorieuse « opération bipeurs », assassiné son chef Hassan Nasrallah, repoussé ses forces loin de la frontière et réduit ses stocks de missiles. Cette débâcle produisait en quelques semaines un résultat inespéré : la chute d’Assad en Syrie. Tandis que l’Iran, privé de ses deux alliés les plus précieux (le Hezbollah et le Hamas), devait encaisser deux frappes israéliennes, révélant la faillite d’une stratégie de défense nationale patiemment construite à grands frais pendant quatre décennies.

Crédibilité militaire et des services de renseignements retrouvée

On dirait que la loi des rendements marginaux décroissants s’applique aussi à la politique et à la géopolitique. Alors qu’on célèbre le deuxième anniversaire de cette funeste journée, Israël semble avoir perdu la main. Les mauvaises nouvelles se sont accumulées : recrudescence de l’antisémitisme, chasse généralisée à tout ce qui touche à Israël, spectre menaçant de sanctions, voire de ruptures avec des pays alliés, tant en Occident que dans le monde arabe, reconnaissance inconditionnelle de l’État palestinien par la France, le Royaume-Uni, le Canada et l’Australie. Sans oublier évidemment les 48 otages morts et vivants, qui croupissent toujours aux mains du Hamas et de ses alliés.

Sans doute Israël est-il parvenu à renverser la situation et à rétablir la crédibilité de ses forces armées comme de ses services de renseignement. Le pays a également impressionné par sa capacité à soutenir une guerre de longue durée, ainsi que par des prouesses de Tsahal et du Mossad en Iran pendant la guerre de Douze-Jours. La page des échecs du renseignement et de l’armée est à présent tournée. Comme lors de la guerre du Kippour, en octobre 1973, la société israélienne a montré sa résilience et sa capacité à se ressaisir et contre-attaquer avec succès.

Seulement, les prouesses militaires ne se traduisent pas forcément en succès stratégique. En 1973, bien que battue par les armes, l’Égypte avait récupéré le Sinaï, perdu en 1967. De même, en 2025, le Hamas, quoique écrasé en tant que force armée et gouvernementale, a permis à la cause palestinienne de retrouver une place centrale dans la politique mondiale. Entre les mains d’habiles stratèges, les fiascos militaires peuvent se révéler de puissants atouts politiques.

Un pays isolé

Jamais Israël n’a été aussi isolé. Certes, au Moyen-Orient, les alliances officielles et tacites entre l’État hébreu et plusieurs capitales arabes semblent avoir tenu et les gouvernements continuent de résister face aux pressions de leurs opinions publiques, mais les perspectives d’un élargissement de la normalisation se sont éloignées. Et l’entrée officielle du Pakistan dans le jeu par son alliance de défense avec l’Arabie saoudite complique encore la situation. Parallèlement, les relations entre Israël et la Turquie se sont tendues, et le différend sur l’avenir de la Syrie menace désormais de dégénérer en affrontement direct. Quand on se souvient qu’il y a deux ans, Netanyahou devait se rendre à Ankara, suivi d’une visite d’Erdogan à Jérusalem prévue pour la fin 2023 ou le début 2024, on mesure la dégradation. Le voyage de Netanyahou en Chine, planifié fin 2023, appartient aussi à une autre ère. Presque partout en Occident, le drapeau palestinien s’affiche dans les rues et sur les bâtiments publics. Israël a perdu le soutien de l’opinion publique et des médias dans la plupart des pays, quand il n’est pas devenu la figure du Mal. Certains gouvernements, comme ceux de l’Irlande et de l’Espagne, prônent désormais une politique clairement hostile à son encontre. Même aux États-Unis, principal pilier de la sécurité nationale israélienne, les bastions traditionnels du soutien s’érodent.

Cerise amère sur ce gâteau indigeste, la reconnaissance inconditionnelle de la Palestine par des pays majeurs est, en plus d’une défaite diplomatique pour l’État juif, un crève-cœur pour de nombreux Juifs dans le monde, singulièrement en France. Pierre Lellouche n’a pas tort d’affirmer que cette reconnaissance revient à délégitimer, voire nazifier Israël aux yeux du monde. Sur le front de la communication, c’est une défaite en rase campagne. Le Hamas ne s’y est pas trompé et s’est hâté de féliciter Emmanuel Macron.

Pour autant, à l’usage, cette décision pourrait avoir aussi des conséquences bénéfiques. Beaucoup de Juifs, convaincus que le président français leur veut du mal (sinon, pensent-ils, il n’aurait pas choisi de prononcer son discours « historique » le jour de Rosh ha-Shana), ne se sont pas donné la peine de l’écouter. On ne peut exclure qu’il croie vraiment que le projet franco-saoudien de création d’un État palestinien permettra de mettre fin à la guerre à Gaza, voire au conflit entre deux peuples. En tout cas, le président et son ministre des Affaires étrangères ont été très clairs : la France exige le retour des otages, le désarmement du Hamas et son exclusion de toute solution politique, ainsi qu’une transformation profonde de l’Autorité palestinienne comme condition de son retour au centre de la scène politique. Sur ces bases, on aurait pu envisager un scénario à la libanaise. Contre le Hezbollah, Tsahal a fait un usage mesuré de la force, ouvrant ensuite un espace politique aux forces anti-Hezbollah. Il est vrai qu’à Gaza, on serait bien en peine de trouver des forces anti-Hamas. Il ne s’agit pas d’être naïf. Israël devra maintenir le revolver sur la tempe des candidats au djihad et intervenir à la moindre alerte. Mais sauf à admettre que la poursuite de la guerre est le seul but de la guerre, il faudra bien imaginer un après dans lequel quelqu’un gouvernera Gaza. Et comme Israélien, je prie pour que ce ne soit pas Israël. Qu’il y ait ou pas un État palestinien au bout du chemin, personne n’en sait rien. Rien n’interdit de faire quelques pas.

Mission sacrée

Le problème, c’est que Benyamin Netanyahou ne voit pas les choses ainsi. Et les nombreux Israéliens qui le soutiennent non plus. Bibi est convaincu qu’il est le seul à pouvoir diriger le pays dans ces heures difficiles. Pour lui, c’est l’occasion « d’achever la guerre d’indépendance » et de mettre un terme à la possibilité d’un deuxième État à l’ouest du Jourdain. Il croit que les vieilles questions sans solution peuvent être balayées et les frontières mouvantes redessinées.

Il estime donc avoir pour mission sacrée de garder les rênes du pouvoir, quitte à transformer Israël en démocratie illibérale. Le Premier ministre n’en fait pas mystère, l’avenir qu’il propose à ses concitoyens, ce n’est pas la start-up nation, mais la nation-Sparte, l’État juif contre le reste du monde. CE qui lui vaut l’approbation bruyante de sa base composée de trois groupes : le petit peuple séfarade qui ne veut plus entendre parler des Arabes et le soutient comme s’il était un envoyé de Dieu, les ultra-religieux, qui veulent détruire la Cour constitutionnelle afin d’inscrire dans la loi leur exemption du service militaire, et les religieux messianiques, qui veulent annexer Gaza et la Cisjordanie sans accorder aux Palestiniens de droits civiques. C’est ainsi que la gestion de la guerre contre le Hamas n’est plus un enjeu géopolitique, au même titre que le Liban ou le Yémen, mais le cœur de la stratégie politicienne du Premier ministre israélien. Qui en profite au passage pour oublier sa propre responsabilité. Laquelle n’est pas négligeable. La réalité, c’est que Netanyahou s’est planté dans les grandes largeurs.

Avant le 7-Octobre, il pensait que son rendez-vous avec l’Histoire se jouerait à l’Est et au Nord, dans un affrontement avec l’Iran et le Hezbollah… En 2017, Netanyahou fait une déposition devant une commission de la Knesset et révèle que trois ans plus tôt, « le Hamas a préparé une attaque combinée : un tir massif sur les villes d’Israël, une attaque par la mer et par les airs au moyen de deltaplanes motorisés ainsi qu’une infiltration avec des forces spéciales de l’ordre d’un bataillon, afin d’enlever et de tuer, dans les localités et dans les positions militaires, puis de ramener les captifs et les corps à Gaza. Ils pensaient qu’en nous surprenant, ils pourraient y arriver. » Or, poursuit-il, tandis que les forces de défense et de sécurité israéliennes étaient en train de déjouer cette opération de grande ampleur (très ressemblante à celle du 7-Octobre) avec l’opération Bordure protectrice (été 2014), plusieurs ministres l’ont alors pressé de saisir l’occasion pour occuper la bande de Gaza et éliminer le Hamas. Refus de Netanyahou, qui redoutait les inconvénients : non seulement se posait la question de décider de qui gouvernerait l’enclave, mais surtout celle du coût humain aussi bien dans l’armée israélienne que dans la population palestinienne. Sans oublier les inévitables pressions internationales.

Les « yeux sur la balle » (c’est-à-dire sur Téhéran), Netanyahou a choisi de mettre le couvercle sur Gaza. Avec l’aide du Qatar et de l’Égypte – deux intermédiaires concurrents –, son idée était de laisser le Hamas s’embourgeoiser et abandonner de facto la lutte armée. La priorité a alors été réorientée vers le Hezbollah et l’Iran. Les opérations spectaculaires menées depuis ce jour, de l’assassinat de Haniyeh en juillet 2024 dans une chambre de l’hôtel VIP des Gardiens de la révolution à Téhéran, jusqu’à la décapitation de la direction militaire iranienne en juin 2025, sans oublier l’élimination de Nasrallah et l’affaire des bipeurs, témoignent de cette prévalence. Herzi Halevi, qui était le chef d’état-major au moment du 7-Octobre, l’a du reste admis devant les survivants des villages attaqués : « On m’a souvent demandé pourquoi nous avions investi autant face au Hezbollah et pas face au Hamas. Mais nous ne pensions pas que celui-ci se trouvait en position d’initier quelque chose. Il a réussi à nous le dissimuler habilement. »

Depuis le 7-Octobre, Netanyahou s’efforce, non sans un certain succès, de surmonter cette déconvenue stratégique et de retrouver le scénario initial de son « rendez-vous avec l’Histoire ». Seulement, si à Paris, Londres et Berlin, on comprend ses visées concernant l’Iran, ce n’est plus du tout le cas pour ses agissements et intentions à Gaza, qu’on soupçonne d’être dictés par le duo messianique Smotrich-Ben Gvir. Netanyahou affirme à qui veut l’entendre qu’il se sert davantage de ses deux ministres « maléfiques », pour reprendre le mot de Finkielkraut, qu’eux de lui. Mais plus le temps passe depuis le 7-Octobre, moins ce discours est crédible. On a plutôt des raisons de penser que Netanyahou est désormais l’otage de ses extrémistes. La crise humanitaire déclenchée cet été par les ratés dans l’approvisionnement en eau et en nourriture des Gazaouis a enragé les chancelleries. Les Occidentaux sont désormais certains qu’à Gaza, Netanyahou poursuit des calculs politiciens. Dès lors, Israël perd la confiance de ses alliés arabes et occidentaux.

Question explosive, y compris en France

Pour autant, on a tort de proclamer que le Hamas a gagné. Être populaire sur les campus occidentaux, ça ne nourrit pas et ça ne crée pas d’État. En juin 1967, lors de la guerre des Six-Jours, le roi Hussein de Jordanie a commis l’erreur de se joindre à Nasser et d’attaquer aux côtés des Égyptiens malgré les avertissements israéliens. S’en est suivie une défaite, dont les premiers bénéficiaires furent les Palestiniens, qui, en passant sous domination israélienne, ont pu ensuite développer une stratégie d’autodétermination, impossible et impensable sous occupation jordanienne ou égyptienne. Sans le vouloir, l’erreur de Hussein fit la fortune de la cause palestinienne.

Avec le pari fou du 7-Octobre, le Hamas a peut-être commis la même erreur. Si sa défaite militaire a permis de replacer la cause palestinienne à la une de l’agenda mondial et d’en faire une question intérieure explosive en France et ailleurs en Occident, le mouvement terroriste a tiré les marrons du feu de Gaza pour le « bloc central » palestinien, aujourd’hui incarné par l’Autorité palestinienne. Marginalisée depuis le 7-Octobre, celle-ci se retrouve au centre du jeu grâce à ses deux ennemis – Netanyahou et le Hamas. Encore faudrait-il qu’elle se trouve des dirigeants plus présentables que les satrapes richissimes et cacochymes actuels. Mahmoud Abbas ayant mis presque deux ans à condamner le 7-Octobre, il faudrait peut-être chercher des partenaires plus réactifs. Reste à savoir s’il se trouvera des responsables palestiniens pour jouer le jeu de la coexistence ou si, comme le disait le légendaire ministre israélien des Affaires étrangères Abba Eban, l’élite palestinienne se saisira encore de l’occasion de rater une occasion.

© Gil Mihaely

Gil Mihaely est historien et directeur de la publication de Causeur

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