
« That book is dangerous! How Moral Panic, Social Media, and the Culture Wars Are Remaking Publishing ». Adam Szetela, The MIT Press, 288 p., 12 août 2025
Le journaliste Adam Szetela a obtenu son doctorat de littérature anglaise à Cornell University. Son livre porte en exergue cette citation de Ray Bradbury dans Farenheit 451 : « Il y a plus d’une façon de brûler un livre. Et le monde est plein de personnes se précipitant pour le faire, une allumette à la main ». Il se fonde sur des entretiens avec des auteurs, des éditeurs (the Big Five), des agents littéraires, des patrons de librairies et des sensivity readers, pour la plupart sous garantie d’anonymat. Des professionnels consacrés aussi bien que des débutants. Il examine avec eux ce qu’est devenue la littérature aux États-Unis, tout particulièrement celle destinée aux enfants et aux jeunes adultes (JA : 13-18 ans), à l’ère de la sensiblerie (ma traduction de « Sensitivity Era »).
Les idées à l’ère de la sensiblerie
La diversité : Avec l’émergence de Twitter (X aujourd’hui) en 2006, la question de la diversité a envahi les échanges sur la littérature pour enfants et JA. C’est en partie dû à l’apparition de mouvements tels que #BlackLivesMatter et #YesAllWomen. Certains hashtags comme #WeNeedDiverseBooks (2014) sont devenus viraux. Les éditeurs ont alors pris conscience de l’existence d’un marché pour ces livres. L’appel à la diversité concerne aussi bien les auteurs que leurs personnages. #OwnVoices met l’accent sur la nécessité de disposer d’auteurs de même identité[1]que leurs personnages.
La sensiblerie : À l’ère de la sensiblerie, on recrute des sensitivity readers qui ont eux aussi leur hastag, lequel a eu pour effet de générer des entreprises fournissant des sensitivity readers chargés d’évacuer tout ce qui pourrait heurter le lecteur, sur toutes sortes de sujets. À Riptide Publishing, on exige des auteurs mettant en scène des caractères d’une autre identité que la leur qu’ils aient consulté un sensitivity readeravant de jeter un œil sur leur texte.
L’essentialisme : Le sensitivity reader se voit comme une sorte d’ambassadeur culturel de sa race, sa sexualité… En fait, il perpétue l’idée qu’il y aurait des façons authentiques d’être noir, gay, trans… Le sensitivity reader est payé pour faire entrer des personnages fictifs dans des catégories fictives de la race qui pérennisent ainsi l’exotisation et les stéréotypes. Pour l’historien Touré F. Reed, c’est une manière de conforter les stéréotypes racistes. Finalement, pour être libérés de cette obsession, les auteurs auraient intérêt à raconter des histoires sur des mâles blancs hétéros. Si l’on se réfère au Smithsonian National Museum of African American History and Culture, la culture blanche serait caractérisée par des qualités (pensée rationnelle et objective, relations de cause à effet, politesse, horaires rigides…) absentes chez les noirs ! Cet essentialisme se propage au nom de l’authenticité. Ainsi, JK Rowling aurait-elle écrit un livre sur des filles dans des corps masculins. D’où le succès d’Harry Potter auprès des filles.
Le présentisme : Il réduit l’univers des auteurs non seulement à leur identité, mais aussi à leur époque. D’où l’épuration des auteurs anciens dans les programmes et les bibliothèques publiques. Pour Adam Szetela, les enseignants qui veulent voir Shakespeare éjecté des programmes ne diffèrent guère des enseignants chinois maoïstes. Lorsque les auteurs anciens sont maintenus, leur lecture devient un jeu de repérage des stéréotypes de leur époque. Comme l’écrit Adam Szetela, c’est comme dire d’Einstein qu’il avait deux jambes. Ironiquement, ces critiques sur le canon occidental sont… occidentales. Il y a une certaine condescendance à juger qu’un étudiant né dans une famille pauvre serait heurté par la littérature classique. Ce genre de condescendance rend les enseignants plus protecteurs et les jeunes plus fragiles. Les cibles de l’éviction d’auteurs anciens sont « typiquement des auteurs morts qui ont accompli ce dont les autres écrivains ne peuvent que rêver ». Alors que beaucoup d’écrivains célèbrent leurs prédécesseurs, « c’est eux-mêmes que les prophètes du présentisme célèbrent ». En 2023, Penguin Random House annonça qu’il allait ajouter des centaines de changements supplémentaires à Charlie et la chocolaterie de Roald Dahl, par rapport à ceux de 1988. « Il n’y a pas d’interrupteur pour arrêter le tapis roulant du présentisme ».
L’expertise : L’expérience personnelle est élevée au-dessus de l’expertise professionnelle. Mais un noir, par exemple, s’il est conservateur ou seulement modéré, ne sera pas forcément considéré comme un expert. Au pire il sera accusé de racisme intériorisé. Cette vision de l’identité comme gage d’expertise force des auteurs, contre leur gré, à s’identifier d’une certaine manière et amène à des « outings » gênants.
Les comportements à l’ère de la sensiblerie
Paniques morales du passé : Dans les années 1940-50, Les bandes dessinées suscitèrent une peur et une hostilité disproportionnées par rapport à la menace. Après que le Sénat eut constitué un sous-comité sur la délinquance juvénile, les éditeurs s’imposèrent des normes en fondant une Comics Code Authority. Il y allait du bien être des enfants. En 1954-56, plus de la moitié des BD en kiosque disparurent. La croisade morale se déplaça ensuite sur la TV.
Paniques morales d’aujourd’hui : Avec Twitter (2006) et GoodReads (2007), une nouvelle croisade morale entreprit de purifier les livres pour enfants et JA du racisme, du sexisme, de l’islamophobie… Ainsi, A place of Wolves sur la guerre au Kosovo (2019), dans lequel le vilain était un musulman albanais conduisit son auteur Kosoko Jackson à s’excuser sur Twitter. Il arrive que des campagnes de dénigrement soient lancées sur des livres que personne n’a encore lu. Mais il n’y a pas de pardon, même après la confession et les excuses de l’auteur. En fait, la question morale ainsi soulevée ne tient qu’aux centaines de like et retweets. Certains disent détester des livres qu’ils n’ont pas lus et mettent des notes si basses qu’elles dissuadent de les lire. Une censure de la part d’Amazon, vu sa taille sur le marché, équivaut à rendre un livre inaccessible. Éditeurs et auteurs sont obligés de s’incliner devant Amazon qui, elle, devra s’incliner devant ceux qui déclenchent des paniques morales. Farenheit 451 publié en 1953 fut réécrit par l’éditeur en 1956, à l’insu de Ray Bradbury, par « peur de contaminer la jeunesse ». Ce fut la seule version imprimée en poche disponible jusqu’à ce que l’auteur en soit averti par des étudiants six ans plus tard.
Structure de la panique morale : Une panique morale survient quand les gens perçoivent une menace sur la société. Avec la BD, ce fut la hausse des arrestations de mineurs, relayée par la presse. Aujourd’hui, c’est la menace qui pèserait sur les minorités. La panique morale s’en prend à des cibles qui ne sont pas responsables des menaces détectées. Ainsi, la littérature jeunesse développerait l’intolérance et les traces d’intolérance qu’elle contient sont prises comme des éléments de preuve. « Les critiques littéraires prétendent être des psychologues capables de diagnostiquer ce qui se cache dans l’esprit des auteurs, des lecteurs et même des personnages de fiction » ! Pourquoi cette fixation sur les livres alors que les réseaux sociaux, la filmographie sont des supports de rechange ?
La panique morale recourt au concept de contagion morale. Les agents littéraires eux-mêmes sont inquiets d’être contaminés par association. Des éditeurs en sont réduits à inclure des clauses morales dans leur contrat les protégeant en cas de découverte, après publication, d’un comportement répréhensible de l’auteur. La panique morale réduit la littérature à un outil didactique. Si l’ère de la sensiblerie persiste, ce sont les livres didactiques qui ont les meilleures chances de survivre à l’abattage. Lequel s’applique aussi aux livres pour adultes. Mettre en scène un raciste sans être catalogué raciste devient difficile. Les acteurs des croisades morales s’identifient à des Diversity Jedi. La métaphore du Jedi dit bien la lutte sans merci qu’ils engagent dans leurs combats et qui peut aller jusqu’au retrait du livre. En effet, le succès d’un livre a une composante sociale. Les premières critiques de personnes influentes sont déterminantes et ont un effet boule de neige. L’internalisation de la possibilité d’une punition publique peut amener les auteurs à appliquer des normes auxquelles ils sont opposés (voir Timur Kuran, https://www.micheletribalat.fr/435379014/439783525). Comme tout guerrier d’une croisade morale le sait, le nombre fait la force. La croisade peut commencer avec des commentaires de lanceurs tout à fait ordinaires qui, lorsqu’ils sont repris par des personnes d’importance et connues, mettent le feu.
La « novocaïne linguistique[2] » : Une escalade verbale dans la sensiblerie peut frapper un écrivain de la « diversité » lui-même jugé pas assez divers. Par exemple s’il raconte une histoire de gays en oubliant la présence de trans. C’est en punissant ceux qui sont déclarés immoraux que l’on affiche sa haute moralité avec un risque d’autoradicalisation, caractéristique du comportement grégaire. Il y a toujours, sur les réseaux sociaux, des personnes extérieures à l’enjeu d’une querelle mais en manque de reconnaissance qui vont s’immiscer et en rajouter. Bien que faisant partie des écrivains de langue anglaise les plus populaires, JK Rowling, accusée de tous les travers à la mode, est devenue le punching-ball de la croisade morale en littérature. On a même brûlé ses livres. Si elle peut ignorer les brûleurs de livres, ce n’est pas le cas des auteurs débutants.
L’économie politique de la sensiblerie
L’aveuglement aux différences sociales : Les âmes sensibles d’aujourd’hui privilégient les identités aux inégalités économiques. Ces dernières ne semblent pertinentes que si elles relèvent de différences identitaires. Un enfant noir est censé s’identifier à un noir plutôt qu’à un blanc de même classe sociale. Comme l’écrit, Adam Szetela, cet engouement pour la diversité chez les intellectuels leur permet de parler de justice sociale sans parler des (et aux) pauvres et sans avoir à évoquer leur avantage financier. Il est plus facile d’exclure la classe sociale en laissant croire que tout finira par s’arranger lorsque les biais auront disparu grâce aux séminaires de redressement moral et aux confessions publiques. Les blancs qui dominent chez les éditeurs et les agents littéraires et qui dénoncent le privilège blanc ne se précipitent pas pour céder leur place à un candidat de la « diversité ». Ceux qui définissent les usages linguistiques sont aussi ceux qui ont les moyens et font la leçon aux autres. Ainsi « sans-abri », jugé offensant, est remplacé par « logement précaire ». L’humoriste John Laster a proposé, lui , « poignée de porte déficiente ». Ce n’est pas qu’une question de livres mais aussi de présentation de soi.
Les entrepreneurs de morale de la gauche : Ce sont, d’après la définition de Howard Becker, des gens qui ont la possibilité d’améliorer leur statut après avoir conduit une croisade morale. On a tendance à supposer que le succès d’une poignée de « représentants de la diversité » va ruisseler. Pourtant, ce qui reste important est de savoir qui a une place à la table où sont signés les contrats lucratifs. D’après Adam Szetela, la meilleure chose qui soit arrivée à Ibram X. Kendi est la mort de Georges Floyd. « Kendi devrait intituler son prochain livre Comment devenir un capitaliste», après avoir écrit Comment devenir antiraciste. En 2024, pour assister à sa conférence à Boston sur « How to Raise an Antiracist », il fallait payer au moins 61$ (premier prix du billet). Penser que seuls des adultes noirs pourraient écrire des livres sur les enfants noirs c’est croire à une cognition séparée.
Certains universitaires indiquent leur nombre d’abonnés Twitter dans leur CV, ce qu’exigent aussi certains éditeurs lors d’une proposition de livre. Plus des écrivains sont humiliés publiquement, plus le recours aux sensitivity readers se généralise et plus les éditeurs chercheront à se montrer vertueux en allongeant les biographies éloquentes sur les couvertures.
Les entrepreneurs de morale de la droite : Après l’arrêt de la publication de six livres « dangereux » du Dr Seuss et leur retrait en librairie, des conservateurs sont entrés dans la bataille. On a ainsi vu Kevin Mc Carthy, alors président de la chambre des représentants, diffuser une vidéo de lui en train de lire l’un de ces livres. Alors que les entrepreneurs de morale de gauche expliquent que la cancel culture est une invention de suprémacistes blancs, les conservateurs cherchent à répondre aux électeurs qui veulent être libérés des contraintes du politiquement correct (PC). PC, en dépit de ses mésusages, apporte aux gens le langage pour mettre en lumière un problème social. Si Philippe Nel a cherché à redéfinir la censure – la cancel culture ne serait, en fait qu’une healing culture – l’enquête du Morning Consult en juillet 2021 a montré qu’une majorité d’Américains en avaient une vision négative, même chez les plus jeunes (59 % chez les 13-16 ans). Il n’est pas étonnant que les Républicains aient saisi cette opportunité. Adam Szetela y voit la possibilité d’un retour de flamme évoqué par Timur Kuran : l’opinion privée, cantonnée à la clandestinité se durcit et trouve des porte-parole éloquents. C’est le cas d’Andrew Doyle, qui s’est fabriqué un double woke sur Twitter – Titiana McGrath – et qui compte 700 000 abonnés. Si les conservateurs, motivés par la nostalgie, se battent aussi pour faire censurer les livres qu’ils n’aiment pas, la droite dévore rarement les siens. Ses actions n’ont pas fait plier les éditeurs. Cependant, comme l’a prouvé le succès de Jordan Peterson, « les grands éditeurs ne sont pas prêts à sacrifier des bénéfices gargantuesques » et il arrive que les manœuvres hostiles à la publication d’un livre se retournent en opération publicitaire.
Les campus, épicentre du développement de la sensiblerie
C’est là que sont formés la plupart des écrivains. La fragilité et les sentiments projetés sur les gens de couleur et formulés dans le langage du soin règlementent ce qu’ils peuvent faire et dire. L’alliance des blancs et des noirs des années 1960 a évolué vers une institutionnalisation de névroses, avec des blancs qui volent au secours des noirs en les faisant passer pour des faibles et des idiots et demandent à ces derniers de s’en délecter. C’est une forme de « racism of low expectations » (John McWorter). La prolifération de guides visant à protéger contre tout risque d’être heurté dans n’importe quel segment de la population a conduit les éditeurs à trouver refuge dans une littérature « anodine ». Cette croisade morale dans la littérature a traversé l’Atlantique en raison de « l’impérialisme culturel » des États-Unis.
Parce que les croisés de la morale ont tendance à voir, dans les livres qui leur déplaisent, une violence comparable à la violence physique, ils considèrent cette dernière comme une réponse appropriée à ces livres.
Comment en sortir ?
Parmi les croisés de la morale qui sévissent sur les réseaux sociaux certains ne supporteraient pas que l’on brutalise ainsi un de leurs proches. Philippe Rochat parle d’ « acrobatie morale » pour décrire cette aptitude à changer de codes moraux selon les situations. Par ailleurs, une étude menée à Yale a montré que les gens sont plus sensibles aux arguments d’experts qui partagent leurs valeurs. C’est pourquoi, ce sont ceux qui ont les « bonnes identités » qui sont les mieux placés pour mettre fin à la panique morale actuelle. Pour que le mouvement pour une littérature plus diversifiée et plus sensible perdure, il devra cesser d’exclure les personnes qui veulent écrire ou lire les livres qui dérangent ses affiliés.
Notes
[1]Le terme identité est compris ici comme correspondant aux assignations identitaires de l’époque.
[2]Expression de J. Dan Rothwell.
© Michèle Tribalat
A propos de Michèle Tribalat
Blog de Michèle Tribalat http://www.micheletribalat.fr/
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Michèle Tribalat est démographe et chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (INED). Elle a publié notamment Statistiques ethniques, une querelle bien française, L’Artilleur, en 2016, et « Immigration, idéologie et so