Pierre-André Taguieff. Comment définir la dernière vague antijuive ? 

     

      Les Juifs semblent désormais n’être plus protégés par la mémoire de Shoah, facteur de culpabilité non moins que d’empathie. De nouvelles justifications des accusations contre les Juifs s’ajoutent aux anciennes. Les constats et l’expression des inquiétudes se suivent et se ressemblent, s’accompagnant d’indignation et de colère. Mais on ne s’interroge guère sur les conditions d’émergence de ce déferlement de la haine antijuive, sur ses multiples origines, ses différentes dimensions, ses fonctionnements variables, ses effets dans la vie politique et culturelle des nations démocratiques. Quoi qu’il en soit, à en juger par les attitudes face aux Juifs dans l’état présent du monde, nous sommes passés du « temps du mépris » à l’âge de la haine. Une haine de haute intensité, une haine rageuse, distincte de la haine ordinaire, et n’hésitant pas à recourir à des fables ou à des fantasmes idéologisés pour lancer les accusations les plus fantasques, crues par un nombre toujours plus grand d’ennemis des Juifs. Mais surtout, une haine sans pourquoi, qu’on pourrait dire ontologique. Les Juifs sont entrés dans l’ère de leur vulnérabilité. 

      On s’interroge à juste titre, ces dernières années, sur l’apparition dans l’espace public, en France tout particulièrement, de multiples indices de ce qu’on appelle la « montée de l’antisémitisme », formule figée qui renvoie à des réalités fort différentes, allant des attentats terroristes d’inspiration jihadiste et des agressions physiques visant des Juifs à des insultes, des menaces et des appels à la haine ou à la violence contre les Juifs ou les « sionistes ». On s’y réfère ordinairement, dans l’espace public, par des expressions telles que « faits antisémites » ou « actes antisémites », qui englobent confusément invectives, tags, dégradations de lieux ou de monuments symboliques et agressions physiques. On confond ainsi les attitudes, les discours et les comportements. Lesdits « actes antisémites » font l’objet de recensements et de chiffrages qui ont pour principal effet de faire peur aux Juifs de France et d’autres pays européens (Belgique, Grèce, Italie, Espagne, etc.). Une peur justifiée mais qui ne devait pas paralyser la volonté d’expliquer la vague antijuive par ses causes, qui ne se réduisent pas à la guerre en cours contre le Hamas. Cet effet anxiogène pousse nombre de Juifs à faire le choix de s’installer en Israël ou de l’envisager. D’autres s’efforcent de dissimuler leur identité juive. Tous sentent l’hostilité croissante dont ils font l’objet et en souffrent. 

      Le phénomène observable est souvent interprété, paresseusement, selon le modèle du « retour de l’antisémitisme » ou de sa « résurgence », ou encore sur celui d’un « réveil » des passions antijuives. La nouveauté de la vague antijuive est ainsi réduite à bien connu : la connaître serait simplement reconnaître les principaux traits de la « haine la plus longue » (Robert S. Wistrich), qui se reproduiraient à l’identique. Une telle illusion de maîtrise cognitive est à vrai dire fort banale. Plus les émergences sont imprévues et troublantes, plus nous sommes tentés de croire, pour nous rassurer, qu’elles ne sont guère que des résurgences. C’est ainsi que la menace est, au moins partiellement, conjurée. Mais c’est là une croyance magique.   

      Face à ce « ressenti » observable, certains spécialistes ont remis à l’ordre du jour la métaphore du « climat » ou de l’« atmosphère », présupposant l’existence, dans l’opinion ou dans l’imaginaire social, d’un « antisémitisme d’atmosphère », interprétable comme une forme d’hostilité antijuive systémique ou une forme inédite d’antisémitisme culturel. On s’inquiète donc, dans les médias et sur les réseaux sociaux, de l’apparition d’un « antisémitisme d’atmosphère » – tel celui qui se traduisait naguère par des pogroms supposés « spontanés » et aujourd’hui par des actions terroristes soit organisées par des groupes (le plus souvent islamistes), soit individuelles. Ces dernières sont liées à la banalisation des passions antijuives qui se remettent à circuler, par-delà l’époque du « plus jamais ça », ouverte par le procès de Nuremberg. Ces passions sont orientées et justifiées par un endoctrinement qui, utilisant divers canaux, fournit aux acteurs sociaux sensibilisés des motivations, leur donne des motifs d’agir. Mais l’hostilité ambiante ou « atmosphérique » à l’égard des Juifs ne suffit pas à expliquer les passages à l’acte. L’hostilité antijuive diffuse constitue un bruit de fond, accompagnant les attaques terroristes ou les agressions physiques, sans en être les causes directes ou les conditions suffisantes.    

      Les opérations d’endoctrinement impliquent l’inculcation d’éléments d’une doctrine – puisant dans une idéologie politique ou une vision du monde – ainsi que l’offre d’un programme d’action, comportant des objectifs à court et moyen terme (réussir telle ou telle action terroriste) et un but final (éliminer Israël, voire tous les Juifs, islamiser la planète, etc.). Les raisons d’agir qui mobilisent les antijuifs sont le plus souvent irrationnelles. Mais quelles que puissent être les explications de ces phénomènes, on peut y voir l’un des signes que l’époque post-Shoah est déjà chose du passé.

     L’expression imagée ou métaphorique « antisémitisme d’atmosphère » a eu un succès tel dans les médias et les réseaux sociaux en France qu’elle est devenue sans tarder un cliché, ce qui a fait croire qu’elle désignait un concept bien formé ou un modèle explicatif utile et éclairant. Disons qu’elle est plutôt trompeuse, dès lors qu’elle est entendue comme supposant que toute la société est plus ou moins antisémite ou que l’antisémitisme est l’air idéologique qu’on y respire. Autant de diagnostics impressionnistes et globalisants, qui remplacent la nécessaire conceptualisation, fondée sur des enquêtes rigoureuses, par des images, des amalgames polémiques et des métaphores évocatrices destinées à frapper l’opinion. 

      En outre, dans les sondages portant sur l’antisémitisme, les questions posées se focalisent souvent sur le « ressenti » des citoyens juifs. Dès lors, les résultats sur les discriminations dites antisémites sont tributaires du vécu ou de la subjectivité des personnes juives interrogées, ce qui revient à postuler une parfaite équivalence entre « être victime » et « se sentir victime ». Le vécu est ainsi érigé en preuve de la réalité du phénomène. Il en va de même avec les enquêtes sur l’« islamophobie » ou le « racisme anti-musulmans », qui privilégient le « ressenti » des musulmans, et paraissent prouver l’existence d’une grande vague « islamophobe » dont les principaux responsables seraient les « sionistes ». 

      Simultanément, ce qu’il faut bien appeler la « question antijuive », sous diverses formes, a fait irruption dans les débats politiques et médiatiques ainsi que sur les réseaux sociaux. Les Juifs, qu’ils soient désignés comme tels ou non (« sionistes », « Israéliens », etc.), sont redevenus un « problème ». En 2022, le surgissement d’une nouveauté rhétorique est à souligner : la « wokisation » de la propagande antisioniste, marquée par l’emploi de termes ou d’expressions comme « diversité », « décolonisation des esprits » ou « appropriation culturelle », avec le rappel appuyé qu’il s’agit d’une lutte antiraciste globalisée (« tous unis contre les racismes »), le « sionisme » étant le principal racisme dénoncé. Cette mise à jour est ainsi surtout une mise à l’ordre du jour idéologique, le militantisme antisioniste n’échappant pas aux modes intellectuelles et langagières. 

      Dans l’appel 2022 de la « Semaine de l’Apartheid Israélien », qui commence par nous informer que « seuls les esprits libérés peuvent démanteler l’apartheid », on est censé être impressionné par cette citation de l’infatigable militante marxiste et médiatique qu’est Angela Davis, modèle normatif de femme « émancipée » (lesbienne, végane, défenseuse du voile islamique et antisioniste) :  « On nous rappelle que, tout comme nous avons combattu ensemble pour vaincre l’apartheid en Afrique du Sud, nous devons défier avec force l’apartheid israélien tel qu’il est déployé contre le peuple palestinien aujourd’hui. » Cette campagne antisioniste internationale est fondée autant sur la « sud-africanisation » d’Israël que sur sa nazification. 

      Après le méga-pogrom du 7 octobre 2023 et la riposte militaire israélienne, visant à détruire l’appareil militaire du Hamas, les propagandes propalestiniennes ont martelé le thème accusatoire du « génocide des Palestiniens de Gaza » supposé en cours de réalisation. Pour les antisionistes radicaux, dont l’objectif final est la destruction d’Israël, prendre la posture antiraciste, c’était jusque-là dénoncer l’État juif comme un « État d’apartheid ». C’est désormais le diaboliser comme un « État génocidaire ». La nazification des « sionistes », d’Israël et plus largement des Juifs, désormais perçus comme des « sionistes » visibles ou dissimulés, est ainsi achevée. L’invention du « Juif génocidaire » a eu lieu. L’État juif doit dès lors être démantelé comme l’ont été le Troisième Reich génocidaire et le système sud-africain d’apartheid. Telle serait la logique profonde de l’histoire mondiale, interprétée une nouvelle fois comme la marche irréversible du Progrès. C’est pourquoi les « antisionistes », en tant qu’antiracistes déclarés, peuvent se dire « progressistes » et dénoncer  leurs adversaires ou leurs contradicteurs comme des « réactionnaires » ou des « fascistes ». L’israélophobie est devenue l’une des principales composantes du discours néo-antifasciste, qui fonctionne pour diaboliser toutes les formes de nationalisme, sauf le nationalisme palestinien, qui est un national-islamisme, que j’ai baptisé l’islamo-palestinisme.   

      Ce qui singularise l’irruption de cette nouvelle vague de judéophobie, quant à ses initiateurs et à ses principaux acteurs, c’est le fait qu’elle vient pour l’essentiel, dans les pays occidentaux, de l’extrême gauche et des milieux de la gauche gauchiste, c’est-à-dire d’une gauche politique et intellectuelle qui, tout en se disant modérée et en se voulant respectable, se rallie aux thèmes idéologiques néo-gauchistes. Cette extrême gauche, depuis surtout la Seconde Intifada (2000-2005), emprunte nombre de ses thèmes antijuifs/antisionistes à la propagande islamiste, ou plus exactement islamo-palestiniste (celle du Hamas, du Jihad islamique, etc.). C’est l’observation, au cours des années 1990, de ces convergences idéologiques et de ces alliances militantes qui m’a conduit, en 2001-2002, à forger le concept et le mot d’« islamo-gauchisme ». Cette collusion entre les gauchistes européens et des islamistes issus des immigrations de culture musulmane a produit une sidération qui n’a cessé de s’accompagner de tentatives visant à relativiser et à minimiser, voire à nier le phénomène, tant le dogme de l’attribution des passions antijuives à l’extrême droite s’était inscrit profondément dans la doxa.

      Les milieux universitaires et les milieux politiques, à quelques exceptions près, partageaient et continuent de partager cette évidence, devenue un lieu commun rarement soumis à un examen critique. Ils le réaffirment avec autorité, cachant la poussière sous le tapis, en dénonçant « le non-sujet de l’antisémitisme à gauche ». C’est pourquoi, à l’instar des politiciens néo-gauchistes regroupés notamment dans La France insoumise (LFI), nombreux ont été et sont toujours les spécialistes universitaires de la question à refuser de reconnaître l’existence d’une vague antijuive de grande ampleur portée par les milieux d’extrême gauche. Et pourtant, ce qui est à relativiser, ce n’est pas le phénomène, c’est sa nouveauté. 

      Ce que l’histoire nous enseigne en effet, c’est que l’antisémitisme moderne, né au cours du XIXesiècle d’une rupture avec le vieil antijudaïsme chrétien, a été principalement une création des gauches se voulant et se disant révolutionnaires, avant de devenir une dimension des mouvements nationalistes et racistes qui se sont développés à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. Mais, dans le discours révolutionnaire antijuif, avant son transfert dans le champ des nationalismes préfascistes, on trouvait des indices d’une approche racialiste du peuple juif et des éléments d’un programme d’action raciste contre les Juifs, identifiés comme inassimilables et parasitaires. L’identification du Juif comme un type racial distinct et dangereux, qu’il faut donc tenir à distance et combattre résolument, se rencontre dans les écrits pamphlétaires anticapitalistes dus à des auteurs révolutionnaires, le plus souvent athées, et adeptes de telle ou telle version de la « théorie des races » ou de la « science des races ». 

      La racialisation scientiste des Juifs a en effet constitué un trait distinctif de « l’antisémitisme moderne », supposé dépourvu de justifications théologico-religieuses. Certains historiens ont cru dès lors pouvoir réduire le rejet haineux des Juifs chez les Modernes à une variante du racisme, défini comme un phénomène moderne. Le racisme antijuif, ou la judéophobie (mieux nommée « judéomisie ») à base racialiste, conventionnellement appelée « antisémitisme », a donc été analysée, critiquée et dénoncée comme une forme de racisme parmi d’autres, en négligeant souvent de s’interroger sur les présupposés et les implications du choix des Juifs en tant qu’objets de stigmatisation, de criminalisation ou de diabolisation. Pourquoi les Juifs ? Les réponses à cette question se sont montrées contradictoires ou incompatibles. Mais il était légitime et nécessaire d’aborder « l’antisémitisme » comme une configuration racialiste et raciste qui s’est imposée dans la culture politique occidentale du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe, avec les terrifiants effets génocidaires qu’elle a engendrés et légitimés. Nombre d’universitaires et d’intellectuels se sont montrés convaincus qu’il fallait avant tout en finir avec le racisme pour éliminer « l’antisémitisme ». À l’époque marquée par le racisme nazi au pouvoir, c’était là une vision défendable.      

      Il ne faut pas pour autant perdre de vue l’essentiel, à savoir que la matrice de l’antisémitisme moderne a été un anticapitalisme virulent, qui a pris la forme d’une vision politique révolutionnaire, dont les principales variantes ont été le socialisme, l’anarchisme et le communisme. C’est pourquoi l’antisémitisme moderne a souvent été caractérisé comme un « antisémitisme économique ». Mais il pourrait tout autant être défini comme une idéologie anti-économique à cible juive, les Juifs incarnant l’économie capitaliste ou la « haute finance », système d’exploitation désigné, par les gauches socialistes et communistes ainsi que par les anarchistes, comme la cause première des malheurs des humains modernes. L’ennemi absolu, dans ce grand récit mythique qu’est l’antisémitisme moderne, c’est la puissance juive, fondée sur la spéculation financière internationale. Dans cette perspective, la diabolisation du Juif  consiste à voir en lui l’incarnation de l’oligarchie financière ou de la ploutocratie exerçant sa dictature dans la société capitaliste. À la figure répulsive du judéo-capitaliste, la propagande nazie a ajouté celle du judéo-bolchevik, qui s’est effacée après la capitulation de l’Allemagne nazie.   

      La figure démonisée du Juif comme puissance financière n’a pas disparu dans l’imaginaire antijuif contemporain, mais elle a perdu sa centralité. Disons, pour simplifier, que, dans le récit antijuif dominant, Rothschild et la « ploutocratie juive » sont passés au second plan, l’ennemi juif ayant pris la figure d’Israël, en tant qu’État « colonialiste », « raciste » et « génocidaire », et celle du « sionisme mondial ». Dans la rhétorique antijuive modelée sur l’antisionisme radical, celui qui vise la destruction d’Israël, l’anticolonialisme est venu s’ajouter à l’anticapitalisme. 

      La principale nouveauté idéologique et rhétorique de l’actuelle grande vague antijuive réside tout d’abord dans sa centration sur son antisionisme radical, dont l’objectif est la destruction de l’État d’Israël, incarnation du Mal dont le « racisme » est le principal visage, ensuite dans sa dénonciation d’un fantasmatique « complot sioniste mondial », dans lequel est réinséré et recyclé le mythe des « maîtres du monde », et, enfin, dans le recours systématique à la criminalisation d’Israël en tant qu’État « colonialiste » et « génocidaire » qu’il importe d’éliminer. Ce néo-anticolonialisme instrumental tend à marginaliser la thématique anticapitaliste, sans jamais cependant l’effacer. Aujourd’hui, les trois figures répulsives dominantes de « l’ennemi juif » sont le capitaliste, le colonialiste-raciste et le génocidaire, qui se combinent de diverses manières. 

      C’est dans et par l’inversion victimaire consistant, depuis le méga-pogrom du 7 octobre 2023, à accuser l’État d’Israël, créé par des survivants de la Shoah, de « génocide des Palestiniens » que s’achève la nazification des Juifs-sionistes. Pour les nouveaux ennemis des Juifs, ces derniers sont les nouveaux nazis. Une raison suffisante pour lancer des appels à l’éradication de l’État juif. Dans le discours de combat des extrêmes gauches contemporaines, la cause prolétarienne a été remplacée par la cause palestinienne, en même temps que l’antisionisme radical islamisé s’est substitué à l’antifascisme de facture soviétique. 

      C’est à l’icône médiatique qu’était l’abbé Pierre, ami et défenseur du stalinien négationniste Roger Garaudy, qu’on doit la formulation standard de l’amalgame accusateur, expression de la grande inversion victimaire consistant à dénoncer les Israéliens ou les « sionistes », synecdoque employée désormais pour désigner les Juifs, comme les nouveaux nazis : « Je constate qu’après la constitution de leur État, les Juifs, de victimes, sont devenus bourreaux. » Présenté d’une façon perverse comme un constat, ce message accusateur, lancé dans une interview publiée le 29 mars 1991 dans La Vie, a été depuis indéfiniment répété sous diverses formes. Il est resté au cœur du grand récit antisioniste dont la plupart des intellectuels d’extrême gauche se sont fait les diffuseurs. 

      En outre, alors que le vieil antisémitisme des Modernes, qui « asiatisait » les Juifs, était pro-occidental, occidentaliste ou hespérophile, les passions antijuives sont aujourd’hui indissociables des passions anti-occidentales. Les Juifs diabolisés sont « occidentalisés ». Judéophobie rime désormais avec hespérophobie. Cet anticolonialisme perverti et instrumentalisé qu’est l’antisionisme s’est intégré dans le décolonialisme, idéologie politique criminalisant l’Occident et dans laquelle tous les malheurs du monde humain s’expliquent à partir de la relation d’inégalité entre « dominants » et « dominés », interprétée en termes racialistes et victimaires : ce sont « les Blancs » qui dominent et les « non-Blancs » qui sont dominés. Or, les sionistes sont des « Blancs », donc des colonialistes et des racistes.        

      Voilà qui oblige les intellectuels comme les acteurs politiques à repenser la lutte contre « l’antisémitisme» – pour reprendre, faute de mieux, le célèbre mot trompeur, les « Sémites » ayant disparu du tableau des catégories ethno-raciales. Les « antiracistes » professionnels se contentent encore de dénoncer « le racisme et l’antisémitisme » en ayant à l’esprit le nazisme, les « années trente » et les « années noires », dont ils croient voir le « retour » ou les « résurgences ». Il est urgent de prendre conscience que la page de l’après-Shoah a été tournée. Annoncée d’une façon préventive depuis longtemps, la « levée des tabous » a eu lieu. La haine des Juifs peut désormais s’exprimer sans inhibition ni mauvaise conscience, elle est même devenue une composante normative de la nouvelle bien-pensance. Le philosémitisme de l’après-guerre n’aura été qu’une parenthèse dans l’histoire du peuple juif.  

      La judéophilie, sincère ou feinte, n’est plus dans l’air du temps. Il faut partir de ce vaste mouvement de déculpabilisation et de désinhibition des passions antijuives, inséparable de la vague mondiale de l’islamo-palestinisme rédempteur. Le ralliement inconditionnel au drapeau islamo-palestiniste fonctionne aujourd’hui comme une méthode de salut. Le politiquement correct antijuif a pris l’allure d’un messianiquement correct d’inspiration propalestiniste. Une question importante demeure sans réponse totalement satisfaisante : pourquoi les antiracistes déclarés se lancent-ils exclusivement aux secours des Palestiniens alors qu’ils se montrent indifférents au triste sort d’autres populations musulmanes, par exemple les Ouïghours persécutés par les Chinois ? Pourquoi les Israéliens sont-ils diabolisés alors que les Chinois ne le sont pas ? Pourquoi ériger les Palestiniens en victimes maximales, monopolisant le statut symbolique de groupe-victime ? 

      Risquons une hypothèse : pourquoi cette centration exclusive sur les Palestiniens-victimes, si ce n’est pour mettre en accusation les Juifs-sionistes en tant que réincarnations des nazis ? Et si les nazis ont été vaincus et , pourquoi les Juifs-sionistes ne pourraient-ils pas être vaincus à leur tour et disparaître du paysage mondial ? Pour en revenir à la question du « double standard » face à Israël et à la Chine, disons que si la judéophobie s’est internationalisée, la sinophobie est restée confinée à quelques milieux politiques marginaux. Le fantasme du « péril jaune » s’est effacé, alors que celui du « péril juif » continue d’être recontextualisé, pour prendre aujourd’hui la figure du « complot sioniste mondial », mythe antijuif qui se propage à grande vitesse, avec une attractivité de plus en plus forte.      

      L’une des tâches des universitaires et des chercheurs, et plus largement des intellectuels, est de s’interroger, à l’écart des guerres de propagandes régies par la rivalité mimétique, sur les origines, les développements actuels et l’avenir plus ou moins prévisible de ces phénomènes sociopolitiques si lourdement chargés de passions idéologiques qu’ils nous aveuglent et nous égarent, nous plongeant dans un pessimisme pleurnichard ou dans un optimisme soporifique. Pour y voir enfin clair dans un paysage planétaire où l’israélophobie s’est installée, il faut s’efforcer de penser par-delà les peurs et les tentations complotistes, et, pour ce faire, commencer par refuser d’accepter l’offre des marchands de catastrophisme non moins que celle des revendeurs de visions rassurantes. Ce double refus implique de faire preuve de courage, vertu dont manquent cruellement les intellectuels et les politiques dans les sociétés démocratiques « apaisées », composées d’individus en quête de satisfaction immédiate et de profits les plus divers, ce qui favorise l’opportunisme et l’« adaptationnisme » sans vergogne des lâches et des cyniques, toujours disposés à trahir et à déserter.      

© Pierre-André Taguieff

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Pierre-André Taguieff est philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS (désormais à la retraite). Il est l’auteur de plus d’une cinquantaine de livres.  Derniers ouvrages parus sur la question : Criminaliser les Juifs. Le mythe du « meurtre rituel » et ses avatars (antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme), Paris, Hermann, 2020 ; Liaisons dangereuses : islamo-nazisme, islamo-gauchisme, Paris, Éditions Hermann, 2021 ; Le Nouvel Opium des progressistes. Antisionisme radical et islamo-palestinisme, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2023 ; L’Invention de l’islamo-palestinisme. Jihad mondial contre les Juifs et diabolisation d’Israël, Paris, Odile Jacob, 2025. 

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1 Comment

  1. « … refuser d’accepter l’offre des marchands de catastrophisme non moins que celle des revendeurs de visions rassurantes. Ce double refus implique de faire preuve de courage, vertu dont manquent cruellement les intellectuels et les politiques dans les sociétés démocratiques « apaisées », composées d’individus en quête de satisfaction immédiate et de profits les plus divers, ce qui favorise l’opportunisme et l’« adaptationnisme » sans vergogne des lâches et des cyniques, toujours disposés à trahir et à déserter. »

    Voilà.

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