Tribune Juive

La blessure invisible : haine de soi et exigence morale dans le monde juif contemporain

Par Charles Rojzman


Il est impossible de saisir certaines attitudes au sein du monde juif actuel sans plonger dans la profondeur d’un héritage psychique façonné par des siècles de persécutions, d’humiliations et de rejets. L’histoire juive, telle qu’elle se déroule sur deux millénaires d’exils, de pogroms, d’expulsions, d’inquisitions, de ghettos et de camps d’extermination, n’est pas seulement une succession de malheurs collectifs ; elle a produit une architecture intérieure de la conscience, une empreinte affective et morale qui continue d’agir souterrainement. Ce que nous appelons parfois « mémoire » ne se limite pas aux récits transmis : c’est aussi un mode de sentir, de percevoir, de réagir. Or l’une des marques les plus corrosives de cet héritage est sans doute la haine de soi, cette honte d’être juif, souvent indicible, rarement assumée, mais qui infiltre l’âme, la travaille en silence et pousse certains à se désolidariser de leur propre peuple, de son histoire et de sa mémoire comme pour échapper au fardeau d’une identité stigmatisée.

Une réaction façonnée par l’histoire

Pour un certain nombre de Juifs occidentaux, ce qui se déroule aujourd’hui à Gaza est une tragédie qui les place dans une position insoutenable. Ils voient l’ensemble des nations condamner la guerre menée par Tsahal, les images de destructions et de morts civiles circuler comme des preuves irréfutables de la malfaisance d’un gouvernement qualifié d’« extrême droite » par ses adversaires, et ils ressentent la nécessité presque réflexe de condamner eux aussi. Mais souvent, cette condamnation n’est pas le fruit d’une conviction mûrie : c’est un acte de survie sociale, un réflexe d’auto-défense dans un environnement idéologique saturé de jugements moraux.

Ce réflexe n’est pas nouveau : il porte la marque d’un long conditionnement. Dans l’Europe chrétienne, pour échapper à l’exclusion, des générations entières ont appris à anticiper les reproches de l’oppresseur, à les reprendre sur eux-mêmes, à se faire leurs propres accusateurs pour tenter d’être acceptés. Dans les ghettos comme dans les sociétés modernes, la stratégie inconsciente fut souvent la même : pour se faire une place, il fallait condamner les siens, mettre en avant une distance critique vis-à-vis de son propre peuple. La haine de soi contemporaine, si douloureuse, n’est donc pas une invention des temps présents : elle est un palimpseste où se superposent les strates d’un mécanisme ancien, forgé dans la douleur et la nécessité.

L’éthique juive comme piège

Mais ce phénomène ne peut être compris sans examiner une dimension plus profonde : celle de la morale juive elle-même. Le peuple juif, depuis les textes bibliques jusqu’aux développements talmudiques, a porté une exigence éthique d’une intensité singulière : responsabilité universelle, dignité de chaque être humain, primauté de la justice sur la force. C’est là l’un des apports majeurs du judaïsme à la civilisation occidentale, transmis au christianisme, puis à l’humanisme laïque. Mais cette grandeur même a ouvert une brèche tragique.
Car dans un monde où l’antisémitisme a appris à se masquer derrière les langages du progressisme, de l’antiracisme ou de l’anticolonialisme, cette morale se retourne contre ceux qui l’ont portée. On exige des Juifs, et surtout d’Israël, une perfection morale que l’on n’impose à aucun autre peuple. Chaque riposte devient suspecte, chaque autodéfense une faute morale. La guerre à Gaza en offre un exemple éclatant : on attend d’Israël une retenue surhumaine, une pureté éthique absolue, comme si le droit d’exister et de se défendre devait être conditionné par une sainteté politique inatteignable. Dans ce contexte, le souci vital de protéger son peuple est réinterprété comme une trahison des idéaux humanistes que le judaïsme a pourtant légués au monde.


La double blessure : extérieure et intérieure

Ainsi, dans les moments où le peuple juif est concrètement menacé – et il ne s’agit pas ici d’une hypothèse théorique mais d’une réalité actuelle, dans un monde où des mouvements politiques et religieux appellent ouvertement à son anéantissement –, il se retrouve sommé de choisir entre survivre et rester fidèle à une morale qui a été déformée pour mieux le juger. La grandeur de son éthique devient une arme braquée contre lui.
Le drame est double : à l’extérieur, une exigence éthique dévoyée sert à délégitimer toute légitime défense ; à l’intérieur, une haine de soi nourrie par l’histoire pousse certains à embrasser cette exigence avec un zèle d’autant plus implacable qu’il est inconscient. Il y a là une alliance tragique entre l’ennemi et une part de soi-même, une sorte de collusion intérieure que seule une conscience lucide peut briser.


Retrouver la juste fidélité

Le combat à mener n’est donc pas seulement politique ou militaire : il est d’abord moral et identitaire. Il s’agit de rappeler que la morale juive ne s’oppose pas à la survie du peuple juif ; elle en est le fondement. Se défendre, loin de trahir cette éthique, c’est la prolonger. Refuser de céder à la haine de soi, ce n’est pas tomber dans un nationalisme aveugle ; c’est honorer la mémoire de ceux qui, depuis des siècles, ont transmis une fidélité qui ne sépare jamais la dignité morale et l’instinct de vie.

Il faut ici inverser la logique destructrice : comprendre que l’exigence éthique ne signifie pas perfection impossible mais responsabilité concrète ; qu’elle ne condamne pas à la passivité mais impose de protéger la vie ; et que la véritable trahison ne consiste pas à riposter, mais à se laisser mourir en croyant ainsi sauver son âme. Dans ce paradoxe tragique se joue peut-être l’un des plus grands défis de l’histoire juive contemporaine : réapprendre que l’amour de la justice passe par l’amour de soi et de son peuple, et que la fidélité à la morale n’a de sens que si elle sauve les vivants.

© Charles Rojzman

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