Tribune Juive

Les Accords d’Abraham, au-delà de la paix : un remède possible pour la Syrie et le Liban

Par Anas Emmanuel Faour

Anas Emmanuel Faour

Anas Emmanuel Faour, philosophe, ingénieur en informatique et ancien professeur en Syrie, ancien secrétaire général de l’Union générale des étudiants de Palestine et ancien membre du Conseil national du Parti de gauche.


Les hypothétiques Accords d’Abraham avec la Syrie et le Liban ne sauraient être comparés à ceux conclus par Israël avec le Maroc, les Émiratsou Bahreïn. Leurs liens avec Israël remontent à l’Antiquité, dès le XIᵉ siècle avant notre ère : sous Saül, les Araméens fondèrent leurs premiers royaumes en Syrie ; sous David, l’équilibre toucha déjà le sud du Liban ; et sous Salomon, l’influence de Jérusalem atteignit Damas.

Après la division du royaume d’Israël en Israël et Juda, Damas devint une puissance rivale. Les Araméens marquèrent la Syrie et influencèrent l’intérieur du Liban, tandis que le littoral restait phénicien. Mais Hébreux, Araméens et Phéniciens finirent par être soumis aux grands empires assyrien, babylonien, perse, grec puis romain. Sous Rome, la diaspora juive s’amplifia et la Judée fut rebaptisée Palestina, du nom des Philistins, ennemis d’Israël. La province fut intégrée à la Syrie-Palestine jusqu’à la conquête arabe, lorsque le califat imposa ses propres divisions administratives.

Aujourd’hui encore, ces héritages se lisent en Syrie et au Liban. Le calendrier y conserve des noms d’origine araméenne, tels Nissan pour avril,Ayar pour mai ou Ayloul pour septembre, également présents dans le calendrier hébraïque. Certains toponymes conservent aussi une signification commune en hébreu et en araméen, comme Yalda (jeune fille) ou Qadam (pieds).

Après la conquête musulmane, la Syrie et le Liban conservèrent des communautés juives issues des périodes hellénistique et romaine. Plus tard, des Séfarades expulsés d’Espagne s’installèrent à Alep et à Damas, où ils contribuèrent à leur prospérité. Sous les Mamelouks puis les Ottomans, la condition juive resta ambivalente : protégée comme dhimmi mais exposée à la répression, comme l’illustre l’affaire de Damas, ce qui conduisit des familles à se dissimuler derrière une autre religion.

Ces faits sont établis par des chercheurs juifs tels qu’Israël Ben Ze’ev et Shmuel Moreh, mais aussi par des penseurs musulmans comme Sadik Jalal al-Azm et chrétiens comme Michel Chiha. Tous soulignent que la présence juive en Syrie et au Liban est plus importante qu’on nel’imagine souvent, mais que la parole demeure réduite au silence, reléguée dans l’ombre par le poids de l’héritage ancien et aggravée par la guerre de 1948 ainsi que ses conséquences.

En effet, la Syrie et le Liban, indépendants après près de vingt-cinq ans de mandat français qui avait façonné leurs institutions, furent engagés dès 1948 dans la guerre contre la résolution de l’ONU prévoyant deux États, juif et arabe. Contrairement à l’Égypte, qui conserva Gaza, et à laJordanie, qui annexa la Judée-Samarie en la rebaptisant « Cisjordanie », les forces syriennes et libanaises se replièrent après l’armistice de 1949 sans occuper de territoire. Elles accueillirent des réfugiés, aujourd’hui près de neuf cent mille, dont beaucoup quittèrent la région lors des guerres et des crises.

Les deux pays portent encore les séquelles de leurs crises et guerres civiles. Celles-ci trouvent en partie leur origine dans les massacres de 1860 au Mont-Liban et à Damas, qui visèrent les Chrétiens et eurent de lourdes répercussions. À la fin de la période ottomane, de vastes vagues d’émigration chrétienne vers les Amériques et l’Europe expliquent la présence de nombreuses personnalités issues de la diaspora, comme Shakira ou Carlos Menem. Dans le même temps, des biens chrétiens furent confisqués ou transférés, souvent au profit de notables musulmans, accentuant les déséquilibres confessionnels.

Le système libanais s’est cristallisé avec le Pacte national de 1943, accord verbal entre Béchara El-Khoury et Riad Solh. Il institua un partage confessionnel : présidence pour un maronite, primature pour un sunnite, présidence du Parlement pour un chiite, élargi ensuite aux autres communautés. Cette architecture procura une stabilité fragile, mise à mal en 1958 par la montée du nassérisme. La guerre civile qui éclata se résolut par le départ de Camille Chamoun et l’élection du général Fouad Chéhab, symbole d’un compromis souverainiste poursuivi par Charles Hélou.

Mais l’équilibre demeura illusoire. Sous la pression de Nasser, le Liban signa en 1969 les accords du Caire, offrant à l’OLP une base au Sud-Liban. Les Sunnites en firent leur armée, la gauche libanaise fit d’Arafat un président de facto, et les Chrétiens s’organisèrent militairement. La guerre civile éclata en 1975. En 1976, Assad envoya ses troupes pour dominer le pays et, après l’instauration du régime islamique en Iran, s’allia aux ayatollahs. Les Pasdaran encadrèrent la naissance du Hezbollah. En 1982, Begin lança l’armée israélienne pour expulser l’OLP, tandis que Saddam Hussein soutenait les forces chrétiennes pour contrer l’axe syro-iranien.

Profitant de la guerre du Golfe et de l’isolement international de Saddam, Assad acheva les derniers bastions armés chrétiens de Michel Aoun et de Samir Geagea. La guerre prit fin en 1990 par une victoire syrienne, plaçant le Liban sous sa tutelle. En 1991, toutes les milices furent désarmées, à l’exception du Hezbollah, progressivement transformé en « État dans l’État » et contribuant à affaiblir l’État libanais lui-même.

Depuis, le Hezbollah joue un rôle déterminant dans la vie politique : il bloque régulièrement l’élection présidentielle ou la formation des gouvernements, tout en orientant l’économie au service de son projet idéologique, en lien avec la stratégie régionale du Guide suprême de la République islamique d’Iran, Ali Khamenei. Le Liban connaît ainsi de longues périodes de vacance institutionnelle, parfois des mois, voire des années, sans président ni Premier ministre effectif, et depuis près de trente ans, sous la pression du Hezbollah, le Liban finit presque toujours par céder en portant à la présidence une figure de compromis issue du commandement de l’armée.

L’atrocité de la guerre civile, avec ses pires massacres, la mise sous tutelle d’un des régimes les plus autoritaires de la région, les assassinats politiques, en particulier ceux des années 2000, ainsi que des crises économiques récurrentes ont déjà profondément dévasté la vie sociale, politique et économique du Liban. Mais l’implication du Hezbollah dans la guerre civile syrienne, aux côtés d’autres proxys de la République islamique d’Iran pour sauver le régime d’Assad, conjuguée à l’afflux de près d’un million et demi de réfugiés syriens dans un pays de quatre millions d’habitants, a plongé le Liban dans une crise systémique sans précédent.

Après l’indépendance, la Syrie connut une brève expérience parlementaire avant d’entrer, dès 1949, dans le cycle des coups d’État. La dictature du colonel Adib al-Shishakli, marquée par la répression du Djebel Druze, fut renversée en 1954, ouvrant la voie à l’ascension du Parti Baas arabe socialiste, issu de la fusion entre le mouvement de Baas Arabe de Michel Aflaq et le Parti arabe socialiste d’Akram Hourani. Ce dernier portait un projet radical d’éradication du féodalisme, fondé sur une alliance avec des minorités historiquement marginalisées.

Ce projet prit rapidement une dimension militaire : l’armée syrienne accueillait de plus en plus d’alaouites, de druzes et d’ismaéliens, tandis que les grandes familles sunnites et chrétiennes préféraient orienter leurs enfants vers des carrières civiles, académiques ou économiques. Cette évolution fit de l’armée l’instrument de pouvoir de nouveaux groupes sociaux et confessionnels, préparant la voie à une union mal conçue avec l’Égypte de Nasser et, plus tard, à l’emprise longue du Baas après la séparation d’avec l’Égypte.

Le Parti Baas prit le pouvoir en 1963 mais fut rapidement déchiré par des luttes internes, qui entraînèrent l’élimination de figures comme Muhammad Umran, Abd al-Karim al-Jundi et Salim Hatum, tandis que Salah Jedid fut emprisonné à vie. En 1970, Hafez al-Assad s’imposa et fit de l’appareil sécuritaire le pilier de son régime, absorbant les institutions de l’État et instaurant une dictature fondée sur la peur.

Ce pouvoir fut marqué dans les années 1980 par des épisodes sanglants, en particulier la répression de Hama en 1982, mais aussi par l’édification d’un système de corruption généralisée et par une ambiguïté persistante vis-à-vis des mouvements islamistes : réprimés avec violence à l’intérieur, ils furent paradoxalement soutenus à l’extérieur, tels le Hezbollah, le Hamas ou le Jihad islamique.

Avec l’accession au pouvoir de son fils Bachar en 2000, les mêmes appareils de domination furent maintenus et renforcés, jusqu’à provoquer l’éclatement de la guerre civile en 2011. Celle-ci se distingua par des massacres inédits et par une crise humanitaire parmi les plus graves depuis la Seconde Guerre mondiale. Incapable de contenir seul l’insurrection, le régime fit appel à des puissances étrangères, au premier rang desquelles l’Iran et la Russie, pour assurer sa survie en réprimant son propre peuple.

La montée des mouvements islamistes en Syrie fut largement favorisée par la politique du régime d’Assad, marqué par l’usage des méthodes les plus brutales : bombardements indiscriminés, recours aux armes chimiques, viols et massacres de masse. Dépendant du soutien de la République islamique d’Iran et de ses proxys, au premier rang desquels le Hezbollah, mais aussi du secours décisif de la Russie à partir de 2015, Assad vit son régime fragilisé après les attentats du 7 octobre 2023, qui déclenchèrent une guerre affaiblissant son principal soutien régional, en particulier le Hezbollah, et, par conséquent, il tomba rapidement le 8 décembre 2024.

Le scénario d’un régime dirigé par Abou Mohammed al-Joulani en Syrie se présente comme celui d’un pouvoir affichant un visage réformiste et diplomatique à l’égard de la communauté internationale. Dans les faits, la situation sur le terrain reste marquée par la répression des minorités, notamment alaouites, druzes et kurdes, dans un pays épuisé par la guerre, l’effondrement économique et la destruction de villages entiers.

Ce pouvoir recourt à des méthodes de mobilisation contestées, puisant dans l’imaginaire tribal à travers la « Faza’a», et entretient une rhétorique de jihad qui continue de désigner les minorités comme cibles potentielles. Loin d’incarner une véritable réforme, il prolonge ainsi une logique de peur et de divisions confessionnelles.

La situation en Syrie, dominée par un pouvoir islamiste, et au Liban, marqué par le refus du Hezbollah de se désarmer, demeure très difficile. Aucune perspective de changement ou de soulèvement ne semble émerger parmi des populations syrienne et libanaise épuisées par les crises et les guerres civiles. Il reste donc à chercher une source d’espoir capable d’ouvrir une voie de sortie.

Aucune puissance internationale n’est disposée à intervenir directement pour aider la Syrie ou le Liban. Les grandes puissances, des États-Unisà la Chine, n’excluent pas une coopération, mais ce n’est pas leur priorité. Les pays du Golfe se disent prêts à soutenir, mais leurs intentions suscitent la méfiance : leur prospérité repose sur la croissance issue du pétrole et du gaz, tandis que leur développement dépend du savoir-faire étranger et que leur progrès politique et social reste lointain.

La Turquie, avant l’ère Erdogan, semblait engagée sur la voie du développement et du progrès à travers des réformes démocratiques et un rapprochement avec l’Europe. Mais cette dynamique fut progressivement détournée au profit d’un projet islamiste porté par l’erdoganisme, qui freina les avancées démocratiques et transforma les acquis économiques en instruments de pouvoir partisan. Dès lors, il n’y a aucune illusion à nourrir : Erdogan n’est pas et ne sera pas un sauveur.

Bien que la Syrie et le Liban demeurent officiellement en conflit avec Israël, l’histoire révèle paradoxalement un héritage culturel marqué par des interactions anciennes

Bien que la Syrie et le Liban demeurent officiellement en conflit avec Israël, l’histoire révèle paradoxalement un héritage culturel marqué par des interactions anciennes. Israël dispose aujourd’hui d’un système économique dynamique, fondé sur la croissance, l’innovation technologique et un écosystème dense de start-up et de PME. Ces dernières favorisent la création d’espaces sociaux entre petits groupes, pouvant servir de levier pour initier un micro-dialogue entre les trois peuples. Un accord de paix assorti d’une coopération économique pourrait renforcer la sécurité d’Israël et réduire l’impact des mouvements de boycott. Pour la Syrie et le Liban, une telle dynamique offrirait une perspective de redressement et une orientation vers une intégration régionale plus stable, tout en contribuant à contenir les radicalisations de Hayat Tahrir al-Cham en Syrie et du Hezbollah au Liban.

L’accord syro-libanais de coopération et de coordination, concrétisé par le Conseil supérieur syro-libanais, constitue déjà un précédent institutionnel. Inspirés par l’expérience des Accords d’Abraham, ce cadre et ce Conseil pourraient être repensés pour évoluer vers un Conseil supérieur israélo-syro-libanais, inscrit dans une logique d’intégration régionale comparable à celle de l’Union européenne.

© Anas Emmanuel Faour

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