
À Gand, en Belgique, un orchestre allemand a été réduit au silence. Leur chef, Lahav Shani, est israélien. Preuve accablante, sentence immédiate : on a rayé le concert comme on corrige une erreur de programme. Un orchestre allemand, héritier d’une tradition immense a donc été banni pour l’identité de son maestro. Voilà ce qu’est devenue l’Europe d’aujourd’hui : une exorciste des scènes … En attendant mieux…
À l’Eurovision, qui se dit fête des peuples, même manège. L’Irlande, les Pays-Bas, la Slovénie menacent de quitter la danse si Israël chante. Quelle drôle d’estrade où on ne juge plus les voix mais les passeports. La scène n’est plus un lieu d’art, c’est un guichet de préfecture.
À Besançon, ce fut le tour d’un écrivain de goûter à la disgrâce . Raphaël Enthoven. Rayé de l’affiche puis réintégré à force de cris. La maire, sous pression, s’était fendue d’un prétexte dérisoire : elle n’était pas en mesure d’assurer la sécurité de l’événement. Aveu pitoyable, qui sonne plus comme une capitulation que comme une excuse et qui laisse deviner ce que vaudrait son courage si l’Histoire venait à se répéter. Mais rétropédalage ou pas, le mal est fait. Car on ne raye pas un nom sans le salir, sans lui coller dans le dos une étiquette : « Indésirable! ». « Suspect! » « Criminel en puissance! « . C’est là le pilori moderne. Hier, on brisait le sabre du capitaine Dreyfus devant une foule ivre de cris. Aujourd’hui, on déchire une affiche sous prétexte de sécurité. Moins théâtral, mais tout aussi efficace : l’humiliation d’abord, le silence ensuite.
Le sport non plus n’échappe pas à l’obsession. En France, une équipe de basket écartée d’un tournoi, puis rappelée en catastrophe, comme on rattrape une maladresse trop voyante. En Italie, Daniel Boaron, jeune Israélien, remporte un Grand Prix de jiu-jitsu. Il attend son podium, on le conduit en coulisses le malheureux. La médaille est remise en douce. Prétexte officiel : « raisons de sécurité ». Ben voyons …
En Espagne enfin, dans le pays du bon vieux Torquemada, l’épidémie sévit.
Une ministre en quête de gloire facile, à moins qu’elle ne soit tout simplement nostalgique des bûchers, s’illustre en réclamant l’effacement pur et simple des équipes israéliennes.
Plus feutré, mais tout aussi brutal : un tournoi d’échecs, récemment, n’a admis des joueurs israéliens qu’à condition qu’ils déposent leur drapeau au vestiaire. On franchit là un seuil : non plus interdire, mais tolérer à condition d’effacer. C’est pire qu’une exclusion, c’est l’exigence du reniement, l’obligation de se présenter nu de toute identité.
Que le pays des souverains catholiques retrouve son vieux réflexe de haine en le projetant sur un roi et une reine de bois bleu et blanc, voilà qui serait cocasse si ce n’était abject.
Certains invoquent la Russie. L’argument est commode. Mais la Russie a été sanctionnée par des instances internationales, collectivement, pour des fautes d’État : dopage organisé, invasion militaire de l’Ukraine. Des mesures lourdes, mais circonscrites, limitées aux grandes compétitions, essentiellement sportives. Rien de semblable pour Israël et les Juifs. Ici, pas de décision collégiale ni de cadre officiel : ce sont des individus qu’on frappe. Un musicien déprogrammé, un écrivain rayé, un athlète humilié. On ne punit pas un gouvernement, on expose des personnes. Et c’est là toute la différence.
Les artistes étrangers qui veulent venir en Israël connaissent le même sort. Des concerts annulés, des tournées brisées. La peur flotte, les menaces font le reste. Venir à Tel-Aviv devient compromission. Même ceux qui ne veulent que chanter reculent .Comme si aimer son public et en etre aimé en retour était en soi suspect.
Et puis il y a les listes. Toujours les listes. L’Inquisition espagnole avait ses registres, le nazisme ses fichiers. Aujourd’hui, on dénonce les « sionistes » pour un mot, une amitié, un silence. On appelle ça vertu. Belle trouvaille non ? Transformer la haine en devoir moral…
Derrière cette mascarade, deux espèces se côtoient. Les uns, antisémites haineux , qui trouvent dans Israël le prétexte idéal pour cracher leur fiel repeint aux couleurs de la vertu. Les autres, en quête de gloire facile, incapables d’agir sur le conflit lui-même, se rabattent sur ce qu’ils peuvent atteindre : un bannissement, une déprogrammation, et les voilà justiciers d’opérette.
Et derrière, gonflée par les réseaux, la meute enfle, qui dresse ses bûchers numériques et réclame sa proie à grands cris.
Tout cela bien sûr, n’a plus rien d’accidentel. Les signes s’accumulent : humiliations, exclusions, effacements. Comme dans les années trente, la persécution totale n’est pas encore là, mais les rituels sont déjà prêts. Hier, on salissait les artistes juifs en parlant de culture dégénérée. Ce n’était pas un jugement esthétique, mais une manière de nier aux Juifs toute participation à l’esprit humain. Les nazis l’avaient compris : en qualifiant l’art juif de « dégénéré », ils ne condamnaient pas des œuvres, ils excluaient un peuple de l’humanité.
Aujourd’hui, on reprend le même geste sous un autre nom. On ne veut pas seulement écarter Israël : on veut l’effacer, le rendre invisible, inentendable, en un mot , inexistant.
Voilà le cœur du procédé : réduire un peuple au silence symbolique, comme si sa seule existence corrompait l’universel.
Aussi vieux continent, je veux ici te rappeler qu’une démocratie n’interroge pas les consciences à l’entrée des salles, ni ne demande les papiers d’identité à ses poètes. Et si tu renonces à tes propres valeurs, alors dis-le franchement. Admets que tu préfères l’exclusion à la liberté, et l’antisémitisme au droit. Parce qu’une société qui réduit au silence les musiciens, ceux de la scène, de la plume ou de l’esprit, même voilée derrière le masque de l’humanisme, est déjà une société en décomposition.
© Yaël Bensimhoun
Diplômée de littérature française, Yaël Bensimhoun s’est établie en Israël il y a près de 20 ans . C’est là qu’elle conjugue l’amour de sa langue d’origine et celui du pays auquel elle a toujours senti appartenir. Elle collabore depuis plusieurs années à des journaux et magazines franco-israéliens.