
La Torah et l’histoire se croisent au même endroit : là où le feu continue de crépiter.
Ki Tavo s’ouvre sur une scène primitive et pourtant si actuelle. Un homme gravit la colline, souffle court, chemise collée au dos. Dans ses bras, un panier chargé. Figues, raisins. Il monte. Il pose. Il parle. Pas une formule pieuse. Une identité brute. « Mon père, Araméen errant… Égypte… esclavage… délivrance… voici les fruits. » Tout le récit tient dans cette poignée de mots. Errance, oppression, libération, souveraineté.
Trois syllabes éclatent comme une grenade. Arami oved avi.
Lavan, l’administrateur mielleux, sourire de banquier, prêt à effacer Jacob avant même sa naissance. Abraham, exilé par la famine, déplacé d’un pays à l’autre comme un réfugié sans visa. Jacob, pauvre et sans maison, trimballé d’exil en exil. Le Gaon de Vilna voyait déjà l’Égypte et l’esclavage là-dedans. Même refrain : tentative d’effacement.
Et pourtant, nous tenons. Ki Tavo ne décrit pas une offrande bucolique. C’est une proclamation de souveraineté. Déposer le panier, c’est dire : on a souffert, on a été libérés, on a semé, on a récolté. Et on remercie. Dans la joie. Une joie ferme, pas frivole. Discipline du cœur. Stratégie de survie.
Aujourd’hui, l’écho frappe. Les chancelleries envoient des convocations par mail, hashtags rageurs s’enchaînent sur Twitter, pétitions automatiques votées à l’ONU. Lavan change de costume : costard-cravate, communiqué diplomatique, post Instagram bien calibré. Même objectif : gommer la racine, déclarer l’arbre illégitime.
Pendant ce temps, Tel Aviv roule à cent à l’heure. Les bars de Florentin pleins, la techno bat, et pourtant chaque téléphone vibre à l’heure des alertes. Jérusalem, elle, garde son souffle plus ancien. Les deux visages d’un même peuple : fête contenue et gravité millénaire.
La réponse israélienne reste droite. Déposer le panier. Rappeler la promesse. Défendre les vivants. Enseigner aux enfants. Protéger les anciens. Nerf sec, humour qui pique, fermeté qui protège. Qui attaque la maison se heurte au mur. Qui ramène un otage reçoit des bras ouverts.
Chaque soir, foule aux Seli’hot au Kotel. Soldats, étudiants, vieillards, enfants. Pas une foule brisée. Une nation en état de veille. La première arme, on le sait ici, ce n’est pas le char. C’est la mémoire.
Les Lavans passent. Les Pharaons passent. Les Amalek passent. Nous, nous restons. Voilà ce qui terrifie : pas nos F-35 ni nos missiles. Notre persistance.
Arami oved avi.
On a voulu nous rayer.
Nous sommes encore là.
Eux, non.
Avraham et Sarah ont attendu vingt-cinq ans pour Yits’hak. Nous aussi, nous savons patienter. Mais jamais en silence. Jamais passifs. Chaque prière, chaque victoire, chaque refus d’oubli rejoue le même combat.
Le monde redoute moins la puissance israélienne que cette fidélité têtue. Cette obstination juive. Cette mémoire qu’aucun boycott, aucune résolution, aucun trending hashtag n’efface. Les Lavans passent, les Pharaons passent, les Amalek passent. Le peuple qui dépose son panier reste.
Et c’est cela, le scandale, pour « eux ».
Pas nos armes.
Notre existence même.
© David Castel
Ex-avocat, hébréophone & parémiographe. Écrit entre deux cafés, trois procès et mille aphorismes.