Donc, après l’étoile jaune, le carré jaune ? Vu, en tout cas, au détour d’un couloir du métro parisien, cette jeune femme l’arborer, ce carré jaune, fièrement épinglé dans son dos :

Si vous zoomez sur le carré jaune en question, vous pourrez lire ceci : « Halte au chantage à l’antisémitisme. Boycott Israël ».
Sans complexe. Sans gêne.
Halte au chantage à l’antisémitisme : cette volonté de se décomplexer de l’antisémitisme, de faire perdre aux Juifs leur statut de victimes pour mieux les affubler du costume de bourreaux, se répand dans le monde entier à la vitesse grand V. Elle parcourt à toute allure la planète et s’empare du simple abruti classiquement antisémite, qui retrouve ainsi la légitimité d’un sentiment qu’il avait été obligé, pendant trop longtemps – des décennies ! – de taire ou de n’exprimer qu’à voix basse, jusqu’aux plus hautes autorités de certains États, de plus en plus nombreux, de plus en plus décomplexés, à commencer par l’Espagne qui chaque jour en rajoute une couche, en passant par le Canada ou la Norvège ou encore l’Irlande, ou, osons le dire, la France, tous États chargés en principe de protéger leurs citoyens, par exemple leurs citoyens juifs, de la « haine » conduisant à la violence. Attention, se défendent-ils : nous n’en avons qu’à Israël. Juifs de tous les pays, vous pouvez dormir tranquille, sur vos deux oreilles. Tu parles !
Ces États prétendument en colère contre Israël ont-ils une seule fois – une seule fois ! – proposé à Israël meurtri par un pogrom inouï par son ampleur et sa violence une autre stratégie que celle que Tsahal a employée pour vaincre les organisateurs et les auteurs de ce pogrom, à savoir le Hamas ? Rien, jamais.
Ah si : ils ont proposé des cessez-le-feu. Toujours plus de cessez-le-feu, comme s’il s’agissait d’une méthode de guerre : tout le monde sait pourtant qu’il s’agit d’une méthode pour perdre la guerre. Ils ont proposé aussi de négocier avec le Hamas la libération des otages, au compte-gouttes, traitant ses négociateurs comme s’il s’agissait de négociateurs respectables, comme s’il était naturel que le Hamas détienne dans ses tunnels des otages, comme si le Hamas, détenant des otages civils, n’était pas d’office une organisation composée de criminels de guerre. Et Israël s’y est plié. Parenthèse : les opposants à Netanyahu, qui manifestent tous les jours, tout anciens chefs d’État-major qu’ils aient été, et ils sont nombreux à l’avoir été, n’ont pas non plus proposé d’autres méthodes de guerre que la négociation, autrement dit la capitulation, jusqu’à la prochaine fois… On a même osé pleurer sur le sort de ces négociateurs criminels qui jouent, tels des chats cruels avec leurs souris, avec leurs « derniers » otages, lorsqu’Israël a tenté, apparemment sans succès, de les éliminer au Qatar.
Dernière arme imparable contre le Hamas : lui offrir un État en bonne et due forme. Il paraît que ça va le terrasser ! alors qu’il est évident que c’est le Hamas, qui n’aura pas été vaincu grâce à eux, ou un avatar, qui s’y emparera du pouvoir dès qu’il verra le jour. Ainsi le Hamas (ou sa marionnette) pourra préparer en toute tranquillité son prochain méga-pogrom : une idée de génie !
Oui, il y a des morts gazaouis par dizaine de milliers – sans doute : méfions-nous toutefois des chiffres donnés par le Hamas, étrangement à l’unité près – parmi les civils et, par dizaines de milliers aussi, parmi les miliciens du Hamas. Ce sont évidemment ceux-ci qui sont les véritables cibles de Tsahal, et non les civils au milieu desquels ils se cachent, contrairement à ce que le monde entier répète désormais à s’en faire péter les cordes vocales. Maintenant, Israël veut prendre le contrôle de la dernière poche encore aux mains du Hamas. Immédiatement, les pleureuses sont reparties de plus belle, toujours sans donner à Israël la moindre idée pour gagner cette guerre qu’Israël n’a pas cherchée, et non la perdre.
Gagner la guerre militairement et la perdre moralement : c’est ce qui est train d’arriver à Israël avec ce coup de maître de la propagande que fut l’accusation de « génocide » à son encontre, accusation initiée (sans qu’on sache vraiment qui en fut l’initiateur), dès la première bombe, rappelons-le, et alors que Tsahal mettait en œuvre sa méthode habituelle : prévenir les habitants des immeubles visés avant de les bombarder. Rappelons aussi que dès ces premiers bombardements, que le monde entier, du moins le monde « civilisé », le Nord ex-Ouest, avait estimés légitimes (« le droit d’Israël à se défendre »), pas un civil n’a bénéficié de l’infrastructure tunnelesque du Hamas pour se protéger (à part les civils israéliens, qui, eux, otages à monnayer, « valaient » quelque chose). Mais rien n’y a fait. La « morale », très vite, a changé de camp. Elle est contre Israël, envers et contre tout argument.
Il est vrai, toutefois, que la morale, ça compte. Et pendant le demi-siècle de conflit entre Israël et les Palestiniens, il y avait un incontestable avantage moral au faible, donc aux Palestiniens. Mais le 7 octobre a tout changé. Le fort n’était pas celui qu’on croyait. La haine, l’inextinguible haine, avait décuplé la force des faibles. Renforcés par le soutien du monde, c’est eux, désormais, les forts. Et l’on fait semblant de ne pas le comprendre. Et l’on condamne Israël, avec des trémolos dans la voix, au nom de la « morale », en oubliant volontairement que l’immoralité est dans l’autre camp : pogrom, pogrom, pogrom. Mais ça ne s’entend pas, ça ne s’entend plus.
Israël n’est pas le premier État à qui pareille mésaventure arrive. C’est arrivé aux Etats-Unis avec leur guerre du Vietnam. Ils auraient pu (peut-être…) la gagner militairement, mais ils en ont été, en tout état de cause, moralement empêchés par la vague d’indignation « vertueuse » de la jeunesse, aux Etats-Unis et dans le reste du monde libre, qui leur a lié les mains. Quitte à ce qu’ensuite, les vertueux s’appliquent à essayer de réparer les effets désastreux de leur vertu, comme Glucksmann père. Après s’être indigné, il s’est démené pour sauver les « boat people » qui fuyaient le régime communiste : celui-là-même qu’il avait aidé, par son indignation communicative, à s’installer sur tout le pays (l’honnêteté oblige l’auteur de ces lignes à avouer qu’il fut, lui aussi, à sa modeste mesure, un « vertueux aveugle » ; il le regrette amèrement).
Sauf que, la guerre du Vietnam perdue, moralement seulement mais quand même bel et bien perdue, l’existence des Etats-Unis ne s’en trouvait pas pour autant remise en cause. Jamais ils ne se sont trouvés, après cette défaite, en danger de mort.
Israël, si. Israël pourrait se trouver en danger de mort s’il perdait cette guerre. Car elle est devenue, petit à petit, une guerre d’Israël contre le reste du monde. Et Israël n’a pas d’arrière-pays, ni de pays de rechange. Le cercle de ses ennemis n’a cessé de s’élargir. Cela avait commencé comme un conflit israélo-palestinien, puis israélo-arabe, puis Israël versus Islam, et aujourd’hui, le cercle des ennemis d’Israël est tellement large qu’il comprend le monde entier, comme jadis (un jadis pas si jadis que ça), les Juifs étaient en butte au monde entier. Et ils ont bien failli disparaître de la surface de la terre. Il y a quelques années, Marek Halter a écrit un petit livre qui s’intitulait : « Pourquoi les Juifs ? » Excellente question. La même haine deux fois millénaire des Juifs, qui a bien failli les emporter tous, est-elle de même nature que celle qui gonfle aujourd’hui contre Israël ?
Pourquoi les Juifs, en effet. Il existe des réponses rationnelles, donc, d’une certaine façon, rassurantes. Par exemple on pourrait avancer ceci : l’anti-hébraïsme de l’antiquité fut le fruit du conflit religieux entre le monothéisme des Hébreux et le polythéisme du monde romain ; l’anti-judaïsme qui suivit, le fruit du conflit entre les deux monothéismes européens, frères ennemis, le monothéisme juif ultra-minoritaire et le monothéisme chrétien, issu du précédent, ultra-majoritaire ; l’antisémitisme moderne qui suivit cet anti-judaïsme, fruit de la montée des nationalismes dont certains (et même beaucoup) avaient besoin d’un bouc émissaire pour mieux se définir, et les Juifs, seule minorité visible, s’y prêtaient à merveille. On peut même expliquer rationnellement l’anti-israélisme du Sud (global) par la nécessité, là encore, de trouver un repoussoir qui serve à tous ses membres de plus petit dénominateur haineux commun, pour, encore une fois, se définir.
Mais si le Nord s’y met à son tour, alors qu’on le croyait vacciné par la Shoah, alors plus rien de ces explications rationnelles ne tient. Pourquoi les Juifs ? Parce que les Juifs. Alors tout est perdu : carré jaune…
© Julien Brünn
Journaliste. Ancien correspondant de TF1 en Israël.
Dernier ouvrage paru :
L’origine démocratique des génocides. Peuples génocidaires, élites suicidaires. L’harmattan. 2024