Tribune Juive

Carlo Acutis : une canonisation qui interroge la mémoire de l’antisémitisme chrétien. Par Richard Abitbol

« Le plus grand danger pour la mémoire, ce n’est pas l’oubli, mais la déformation ».

Primo Levi

L’Église catholique s’apprête à canoniser Carlo Acutis, adolescent italien décédé en 2006 et devenu le symbole d’une sainteté « millennial » : foi fervente, modernité assumée, usage du numérique au service de l’évangélisation. Mais derrière cette image lumineuse, un malaise s’installe : l’œuvre qui fonde sa reconnaissance – un site internet répertoriant les miracles eucharistiques – véhicule en filigrane certains des clichés les plus persistants de l’antisémitisme chrétien.

Ǫuand la ferveur rencontre les ombres de l’histoire

Sur ce site conçu à l’adolescence, Carlo Acutis a compilé des dizaines de récits reconnus par la tradition catholique. Parmi eux, plusieurs épisodes médiévaux attribuent à des Juifs la profanation d’hosties, accusés de les poignarder ou de les brûler, déclenchant des miracles sanglants. Ces récits appartiennent au registre bien connu des libelles antijuifs, qui ont justifié au fil des siècles pogroms, expulsions et massacres.

Carlo Acutis, conscient peut-être de leur violence, a remplacé le mot « Juifs » par des formules plus neutres comme « non-croyants ». Mais ce camouflage lexical n’efface rien : l’ossature antisémite demeure. Et surtout, jamais ces légendes ne sont replacées dans leur contexte historique ni critiquées. Le jeune homme les a relayées avec la sincérité de sa foi, mais l’Église, en choisissant de les ériger en témoignage de sainteté, prend une responsabilité d’un tout autre ordre.

Les critiques du monde académique et religieux

Des voix autorisées se sont déjà élevées. Felix Klein, commissaire allemand à l’antisémitisme, a dénoncé cette « occultation » indigne du sérieux d’une canonisation. Le théologien suisse Christian Rutishauser a mis en garde contre le risque de perpétuer une « théologie de substitution » aux accents antijuifs. Quant au critique culturel Benno Schirrmeister, il souligne la contradiction d’ériger en modèle universel un adolescent dont le legs numérique contient, malgré lui, des narratifs forgés dans la haine médiévale.

Ces critiques ne visent pas Carlo Acutis personnellement – un jeune de 14 ans ne saurait porter le poids de deux millénaires de dérives antisémites – mais bien l’institution ecclésiale, qui s’apprête à valider sans nuance une œuvre marquée par ces ombres.

Un choix à contretemps

Que ce débat surgisse aujourd’hui n’est pas anodin. L’antisémitisme connaît, dans le monde entier, une recrudescence dramatique, atteignant un niveau inédit depuis la Shoah. Dans ce contexte, la canonisation de Carlo Acutis risque de brouiller le message : comment comprendre qu’au moment même où l’urgence est de dénoncer sans équivoque l’antisémitisme, l’Église s’expose à cautionner, fût-ce indirectement, des récits qui en ont été l’un des carburants historiques ?

Une responsabilité historique

La canonisation n’est pas une simple reconnaissance spirituelle individuelle. C’est une proclamation universelle d’exemplarité. Elle engage l’Église tout entière. Ne pas assumer explicitement l’héritage antisémite présent dans ces récits, c’est prendre le risque d’envoyer au monde un signal ambigu : celui d’une Église oublieuse de ses fautes et de ses responsabilités, alors même qu’elle a, depuis Vatican II, condamné toute accusation contre les Juifs et rejeté le poison de l’antisémitisme.

Pour une sainteté sans équivoque

Carlo Acutis mérite sans doute d’être célébré pour sa foi juvénile et son usage créatif du numérique. Mais sa canonisation ne peut se faire dans le silence sur la part sombre des récits qu’il a diffusés. L’Église se doit d’être claire : aucun récit de haine, fût-il relayé par innocence ou piété, ne peut être sanctifié.

À l’heure où l’antisémitisme menace à nouveau le vivre-ensemble, cette lucidité n’est pas un luxe : c’est une exigence morale, historique et spirituelle.

© Richard Abitbol

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