Nataneli Lizee a voulu répondre à l’article Les « idiots utiles » du Hamas: Les intellectuels sont-ils le maillon faible du peuple Juif?
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Je lis avec attention votre critique des propos de David Grossman, de Delphine Horvilleur et plus largement de ce que vous appelez un « judaïsme hyper-moderne ». Permettez-moi d’y répondre, non pas pour polémiquer, mais pour tenter d’ouvrir un autre horizon.
Vous avez raison sur un point : l’accusation de « génocide » portée contre Israël relève d’un abus de langage, et la rhétorique militante qui la répète mécaniquement est dangereuse. Bernard-Henri Lévy l’a très bien noté : l’ineptie, fût-elle répétée mille fois, ne devient jamais vérité. Mais attention : un mensonge répété mille fois, même s’il ne devient pas vérité, finit toujours par convaincre. Et c’est là le piège dans lequel nous ne devons pas tomber, ni par excès de crédulité, ni par excès de déni.
Delphine Horvilleur, Sophie Bismuth et d’autres, en reprenant à leur manière les mots de Grossman, ne sont pas des « idiotes utiles » ni des « impies ». Elles expriment une autre facette du judaïsme : celle qui regarde l’universel sans renoncer au particulier, celle qui ne croit pas trahir Israël en disant aussi la souffrance de l’autre. Est-ce naïf ? Peut-être. Est-ce dangereux ? Cela peut l’être, si les mots sont mal reçus. Mais c’est aussi une fidélité profonde à l’esprit du judaïsme : celui de la discussion, de la tension, du désaccord.
Vous citez Finkielkraut qui reprochait à Horvilleur de « judaïser le procès du juif charnel ». Mais que faisait Spinoza, déjà excommunié de sa communauté au XVIIe siècle ? N’a-t-il pas, lui aussi, inventé une philosophie juive qui dépassait la synagogue, qui se tournait vers le monde, et qui pourtant puisait encore sa lumière dans l’histoire et la langue de son peuple ? À bien y regarder, le judaïsme moderne n’est-il pas largement cela aujourd’hui : mémoire, culture, héritage, transmission — davantage que stricte observance ?
Je comprends votre attachement à la Loi du Sinaï comme fondement. Mais réduire le judaïsme à la seule Loi, en disqualifiant toute démarche intellectuelle ou philosophique qui chercherait à le réinventer, n’est-ce pas oublier la pluralité constitutive du judaïsme lui-même ? La Mishnah, le Talmud, les grandes controverses rabbiniques ne sont-elles pas le témoignage d’une tradition qui vit du débat et de la contradiction, pas d’un dogme unique ?
Enfin, je me permets de nuancer un autre point : qualifier toute critique intellectuelle d’Israël comme une « dissociation morale » est trop simplificateur. Pour certains, c’est au contraire une manière de sauver Israël de lui-même, de préserver son visage éthique, de lui éviter d’être enfermé dans l’image d’un État uniquement défini par sa force militaire. Faut-il forcément y voir une haine de soi, ou ne peut-on pas y lire une exigence d’amour exigeant, une volonté de rendre à Israël sa lumière universelle ?
Il y a, dans le judaïsme, une tension irréductible entre l’identité particulière et l’ouverture universelle. Vouloir abolir cette tension au nom d’une orthodoxie unique, c’est mutiler le judaïsme de ce qu’il a toujours été : une tradition vivante, contradictoire, inventive, parfois douloureuse, mais toujours en mouvement.
© Nataneli Lizee