Tribune Juive

« Faillite morale ». L’Opinion d’André Markowicz

Archives: 12 mai 2025

Delphine Horvilleur – pas qu’elle seule – a pris en mai la parole pour dénoncer ce qu’elle a appelé « la faillite morale » d’Israël, et, d’abord et avant tout, je voudrais dire que les insultes qu’elle a reçues, de la part de militants, ou de militantes (qui pourra m’affirmer que les femmes ne sont pas, bien trop souvent, aussi sexistes que les hommes ?) sont disqualifiantes, indignes et m’interdisent, sans qu’il soit nécessaire d’aller plus loin dans les explications, la moindre solidarité avec ceux et celles qui les profèrent. Mais voilà, elle a pris la parole maintenant, et, il faut le dire, seulement maintenant, et elle a parlé de « faillite morale ».

Qu’il y ait « faillite morale », la chose est claire. Mais cette faillite morale a-t-elle commencé avec le deuxième phase de l’offensive militaire contre Gaza ? Si l’on se place sur le terrain de la morale, ce qui se passe en Israël est-il moral, ou juste ? – Oui, certes, les Arabes israéliens qui sont citoyens israéliens jouissent des mêmes droits que les citoyens israéliens, et oui, certes – pour l’instant, du moins – Israël présente toutes les caractéristiques (la plupart, ne chipotons pas, ce n’est ma question ici) d’une démocratie.

Mais je ne parle pas d’Israël en tant qu’entité étatique, je parle de ce qui se passe dans cette espèce d’entre-deux qu’on appelle les « territoires », lesquels ne sont « autonomes » que sur le papier, dès lors que leurs finances, et ,l’eau et l’électricité dépendent entièrement de l’État d’Israël. Et donc, qu’on ne me parle pas d’autonomie de ces territoires.

Bref, ce qui passe dans ces territoires, est-ce juste ? – La politique de colonisation, par des milices armées, qui ratonnent (il y a un autre mot ?), empêchent l’accès aux cultures, brûlent ou arrachent les oliviers, empoisonnent les puits, détruisent les maisons, cela a-t-il commencé en réponse au 7 octobre ou bien était-ce une réalité quotidienne pour des centaines de milliers, – non, des millions de gens ? Et, d’un point de vue moral, puisqu’on se place du point de vue de la morale, est-il juste, pour le crime d’un membre de la famille, de détruire la maison de la famille entière ? Et est-il juste de ne parler de sécurité que pour les occupants, sans jamais parler de la sécurité pour les occupés (même si, oui, oui, n’est-ce pas, personne n’occupe plus personne, puisqu’ils sont « autonomes », et que « nous » les laissons faire, mais vous voyez bien, ils sont tous corrompus, et incapables… – je pourrais poursuivre le discours que j’entends très souvent, et que je lis souvent, de la part de gens qui se pensent civilisés et portés par un grand sens moral).

Et les checks-points, et les permissions de sortie, de faire des études (ou pas) et les arrestations sans accusations portées, et je pourrais continuer la liste, tout cela est-ce moral, et, oui, le sens moral vient-il, là, maintenant, de se perdre avec l’utilisation de la famine pour faire partir deux millions de personnes, ou bien cette utilisation de la famine pour commettre ce qu’il faut bien appeler un crime contre l’humanité n’est-elle qu’une étape particulièrement sinistre d’une politique générale, pas obligatoirement liée à des monstres comme Netanyahou et Ben Gvir ?

Et le Hamas n’a-t-il pas été financé (via le Qatar et toutes sortes d’autres canaux plus ou moins occultes- par la droite israélienne, bien avant Netanyahou, et la droite israélienne n’a-t-elle pas joué, constamment, le Hamas (les islamistes-fascistes, terroristes contre Israel autant, voire plus, que contre leur propre peuple) contre le Fatah, affaiblissant systématiquement le Fatah, le rendant structurellement incapable de quoi que ce soit, et le discréditant aux yeux de sa propre population, pour la précipiter, justement, dans les bras des extrémistes ; n’a-t-elle pas, pendant des décennies, joué sur l’enracinement de la haine – parce qu’Israël a la puissance militaire, selon la doctrine bien connue, « qu’ils me haïssent, du moment qu’ils me craignent » ?

Israël s’est retrouvé avec le 7 octobre comme les USA avec le 11 septembre. – Dire cela ne justifie en rien ni le Hamas ni Al-Qaïda.

*

J’ai posé la question dans une des chroniques précédentes, mais je la répète : est-il juste de construire sa sécurité sur l’insécurité de son voisin ?

– D’un point de vue moral, la réponse est claire et nette : non, ce n’est pas juste. La colonisation, où qu’elle se déroule, est, par définition, injuste. Où qu’elle se déroule, elle amène, en réponse une violence qui, si elle se déploie d’abord, aveuglément, contre tous les colons (quels qu’ils soient), porte en elle-même les germes d’une oppression contre les colonisés, ou les anciens colonisés. La violence amène la violence, dans un cycle sans fin. Toute acceptation de la colonisation par la force, où qu’elle se déroule, devrait être considérée comme « une faillite morale ».

*

Le fait que ce ne soit pas juste n’a, dans les faits, pas la moindre importance.

Oublions que Ben Gvir est juif. – L’expansion territoriale d’un État au mépris des accords de l’ONU, on en voit un autre exemple, ces dernières années, – en Ukraine. Parce que c’est exactement ça que veut Poutine (il veut aussi autre chose, mais, là encore, ce n’est pas mon sujet ici) : il veut annexer quatre provinces dites-russophones. Et quelle est la réponse de la « communauté internationale » ? Je veux dire, au moins extérieurement : elle est dans une série de sanctions, dans un boycott assumé. Que ça marche ou que ça ne marche pas, encore une fois, la question n’est pas là. Ce qui est sûr est que, d’un point de vue international, il y a eu un avant et un après le 22 février 2022.

Pourquoi, même aujourd’hui, aucun État ne parle-t-il de sanctions contre Israël, pourquoi personne ne parle-t-il de boycott ? – Parce qu’il s’agit d’Israël. Et qu’Israël n’a qu’une seule et unique défense. Pas son armée, non. Je le dis et je le redis : la seule défense d’Israël, c’est Yad Vashem.

La faillite morale d’Israël, elle tient, pour moi, dans l’instrumentalisation de la mémoire de ce que nous appelons aujourd’hui Shoah (un mot que je me refuse à employer, justement pour cette raison, qu’il est hébreu). Comme si cette tragédie – oui, une des plus grandes tragédies de l’histoire de l’humanité – donnait des droits quelconques à un État. Le génocide hitlérien ne donne aucun droit. Le génocide, quel qu’il soit, ne donne aucun droit. Le crime contre l’humanité ne donne aucun droit. – Il ne donne que des devoirs, – et encore, pas à l’humanité en général, et pas même à un pays, mais à des individus, à chacun d’entre nous, s’il le choisit. La mémoire, fondamentale, – cette mémoire qui nous définit en tant qu’espèce, – elle ne concerne pas d’abord les morts mais les vivants. – Elle nous concerne, nous. Les morts, c’est nous qui les faisons exister.

Le moment est venu de dire que la politique d’Israël, telle qu’elle se déroule sous nos yeux (non, pas sous nos yeux, parce que, pour la plupart d’entre nous, nous ne la voyons pas, nous sommes ici, bien à l’abri de cette politique), est une politique de criminels, – et que le fait qu’elle soit menée par des Juifs ne change rien à la chose. Cette politique est criminelle, et le fait que le Hamas soit criminel n’y change rien non plus, au contraire, – parce que le propre de la démocratie est de ne pas répondre à l’agression avec les méthodes de l’agresseur.

Et puis, il est insupportable de mélanger, a priori, les critiques du sionisme, voire le rejet du sionisme (lequel est un nationalisme, qui fonctionne, je le répète, exactement comme tous les autres nationalismes du monde, sans aucune exception que je connaisse) – avec l’antisionisme et l’antisémitisme.

L’antisémitisme consiste à penser que les Juifs sont spéciaux, qu’ils ont quelque chose de particulier. Mais justement, les Juifs sont des humains comme les autres humains, ils n’ont rien de supérieur, ils n’ont rien d’inférieur, pas plus qu’aucun peuple sur terre – à supposer qu’aujourd’hui ils forment un peuple, ce dont je doute, puisque la religion n’est plus là pour les tenir ensemble, ou que, du moins, elle peut ne pas être là. Le propre du génocide hitlérien est qu’il a tué tout le monde, – les bons et les méchants, les justes et les voleurs, les vieillards et les enfants, pour la seule raison que ces justes et ces voleurs ils étaient nés, – pas parce qu’ils étaient des justes ou des voleurs. Il y avait parmi les 6 millions de personnes massacrées pendant la guerre la même proportion de salopards que dans n’importe quelle autre catégorie de la population, – et ça n’avait pas la moindre importance, ce qu’ils étaient. L’important est qu’ils devaient mourir parce qu’ils étaient nés, et supposés différents des autres humains.

Israël doit être un pays normal. – La politique d’Israël, pas seulement pour l’utilisation de la famine et le nettoyage ethnique, est criminelle, elle est, profondément, radicalement injuste. Elle doit être combattue. Et c’est cela, la meilleure réponse à l’antisémitisme qui se développe dans le monde.

L’antisémitisme commence là. Dans le fait de considérer que l’État d’Israël n’est pas un pays comme les autres. Et la faillite morale de nos gouvernements tient en cela, dans le refus de sanctions massives contre Israël, en dehors de condamnations verbales. Contre Israël tant que le pays sera gouverné par cette clique d’assassins. La faillite morale est dans le refus du boycott économique. Alors que ce boycott est nécessaire.

Et, ce boycott, comme dans le cas de la Russie, doit être aussi culturel : non pas contre tous les israéliens en général, mais contre ceux qui ne condamnent pas la politique actuelle et qui, donc, se rendent complices d’un crime contre l’humanité. Exactement comme pour les artistes russes qui ne condamnent pas l’agression contre l’Ukraine – sachant que, Dieu est grand, pour l’instant, on peut encore s’exprimer contre Netanyahou en Israël, pour peu qu’on soit un citoyen israélien, sans craindre la prison.

Il n’est jamais trop tard pour le dire. Assez.

© André Markowicz


André Markowiczné de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes.  Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015)Ombres de Chine et L’Appartement.

“Partages”

“Partages est le journal d’un écrivain qui se retourne sur son travail de traducteur, sur ses origines, sur ses lectures, sur la vie qui l’entoure. C’est une tentative, aléatoire, tâtonnante, de mise en forme du quotidien, autour de quelques questions que je me suis trouvé pour la première fois de ma vie en état de partager avec mes lecteurs, mes “amis inconnus”. Quelle langue est-ce que je parle ? C’est quoi, parler une langue ? Qu’est-ce que cette “mémoire des souvenirs” ? Qu’est-ce que j’essaie de transmettre quand j’écris, mes poèmes et mes traductions ? – C’est le reflet, que j’espère partageable, d’une année de ma vie.” André Markowicz


Quitter la version mobile