Tribune Juive

Ce qui oblige à repenser la lutte contre l’antisémitisme. Par Pierre-André Taguieff

On s’interroge à juste titre, ces dernières années, sur l’apparition dans l’espace public, en France tout particulièrement, de multiples indices de ce qu’on appelle la « montée de l’antisémitisme », formule figée qui renvoie à des réalités fort différentes, allant des attentats terroristes d’inspiration jihadiste et des agressions physiques visant des Juifs à des insultes, des menaces et des appels à la haine ou à la violence contre les Juifs ou les « sionistes ». On s’y réfère ordinairement, dans l’espace public, par des expressions telles que « faits antisémites » ou « actes antisémites », qui englobent confusément invectives, tags, dégradations de lieux ou de monuments symboliques et agressions physiques. On confond ainsi les attitudes, les discours et les comportements. Lesdits « actes antisémites » font l’objet de recensements et de chiffrages qui ont pour principal effet de faire peur aux Juifs de France et d’autres pays européens.

Simultanément, ce qu’il faut bien appeler la « question antijuive », sous diverses formes, a fait irruption dans les débats politiques et médiatiques ainsi que sur les réseaux sociaux. Les Juifs, qu’ils soient désignés comme tels ou non (« sionistes », « Israéliens », etc.), sont redevenus un « problème ».

Ce qui singularise l’irruption de cette nouvelle vague de judéophobie, c’est le fait qu’elle vient pour l’essentiel, dans les pays occidentaux, de l’extrême gauche et des milieux de la gauche gauchiste, c’est-à-dire d’une gauche politique et intellectuelle qui, tout en se disant modérée et en se voulant respectable, se rallie aux thèmes idéologiques néo-gauchistes. Cette extrême gauche, depuis surtout la seconde Intifada (2000-2005), emprunte nombre de ses thèmes antijuifs/anti- sionistes à la propagande islamiste, ou plus exactement islamo-palestiniste (celle du Hamas, du Jihad islamique, etc.). Voilà qui suffit à produire une sidération qui s’accompagne de tentatives visant à relativiser et minimiser, voire nier le phénomène, tant le dogme de l’attribution des passions antijuives à l’extrême droite s’était inscrit profondément dans la doxa.

C’est pourquoi, à l’instar des politiciens néo-gauchistes regroupés notamment dans La France insoumise (LFI), nombreux ont été et sont toujours les spécialistes universitaires de la question à refuser de reconnaître l’existence d’une vague antijuive de grande ampleur portée par les milieux d’extrême gauche. Et pourtant, ce qui est à relativiser, ce n’est pas le phénomène, c’est sa nouveauté.

Ce que l’histoire nous enseigne en effet, c’est que l’antisémitisme moderne, né au cours du XIXe siècle d’une rupture avec le vieil anti- judaïsme chrétien, a été principalement une création des gauches se voulant et se disant révolutionnaires, avant de devenir une dimension des mouvements nationalistes et racistes qui se sont développés à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. Mais, dans le discours révolutionnaire antijuif, avant son transfert dans le champ des nationalismes pré-fascistes, on trouvait des indices d’une approche racialiste du peuple juif et des éléments d’un programme d’action raciste contre les Juifs, identifiés comme inassimilables et parasitaires. L’identification du Juif comme un type racial distinct et dangereux, qu’il faut donc combattre, se rencontre dans les écrits pamphlétaires anticapitalistes dus à des auteurs révolutionnaires, le plus souvent athées.

Il ne faut pas pour autant perdre de vue l’essentiel, à savoir que la matrice de l’antisémitisme moderne a été un anticapitalisme virulent, qui a pris la forme d’une vision politique révolutionnaire, dont les principales variantes ont été le socialisme, l’anarchisme et le communisme. C’est pourquoi l’antisémitisme moderne a souvent été caractérisé comme un « antisémitisme économique ». Mais il pourrait tout autant être défini comme une idéologie anti-économique à cible juive, les Juifs incarnant l’économie capitaliste ou la « haute finance », système d’exploitation désigné, par les gauches révolutionnaires, comme la cause première des malheurs des humains modernes. L’ennemi absolu, dans ce grand récit mythique qu’est l’antisémitisme moderne, c’est la puissance juive, fondée sur la spéculation financière internationale. À la figure répulsive du judéo-capitaliste, la propagande nazie a ajouté celle du judéo-bolchevik, qui s’est effacée après la capitulation de l’Allemagne nazie.

Dans le récit antijuif dominant, Rothschild et la « ploutocratie juive » sont passés au second plan, l’ennemi juif ayant pris la figure d’Israël

La figure démonisée du Juif comme puissance financière n’a pas disparu dans l’imaginaire antijuif contemporain, mais elle a perdu sa centralité. Disons, pour simplifier, que, dans le récit antijuif dominant, Rothschild et la « ploutocratie juive » sont passés au second plan, l’ennemi juif ayant pris la figure d’Israël, en tant qu’État « colonialiste », « raciste » et « génocidaire », et celle du « sionisme mondial », d’un fantasmatique « complot sioniste mondial », dans lequel est réinséré et recyclé le mythe des « maîtres du monde ». Dans la rhétorique antijuive modelée sur l’antisionisme radical, celui qui vise la destruction d’Israël, l’anticolonialisme est venu s’ajouter à l’anticapitalisme. Aujourd’hui, les trois figures répulsives dominantes de « l’ennemi juif » sont le capitaliste, le colonialiste et le génocidaire, qui se combinent de diverses manières.

C’est dans et par l’inversion victimaire consistant, depuis le méga-pogrom du 7 octobre 2023, à accuser l’État d’Israël, créé par des survivants de la Shoah, de « génocide des Palestiniens » que s’achève la nazification des Juifs-sionistes. Pour les nouveaux ennemis des Juifs, ces derniers sont les nouveaux nazis. Une raison suffisante pour lancer des appels à l’éradication de l’État juif. Dans le discours de combat des extrêmes gauches contemporaines, la cause prolétarienne a été remplacée par la cause palestinienne, en même temps que l’antisionisme radical islamisé s’est substitué à l’antifascisme de facture soviétique. Voilà qui oblige à repenser la lutte contre l’antisémitisme. ■

© Pierre-André Taguieff

Philosophe, historien des idées, directeur de recherche au CNRS

Dernier livre paru : « L’Invention de l’islamo- palestinisme – Jihad mondial contre les Juifs et diabolisation d’Israël ». Odile Jacob. 2025


Source: La Tribune Dimanche

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