Tribune Juive

𝗟e nƓud gordien des Otages. Par Yael Bensimhoun

Rassemblement pour demander la libération des otages israéliens à Gaza, à Tel Aviv, le 31 janvier
© JACK GUEZ / AFP

Jamais dans l’histoire de la guerre un pays n’aura Ă©tĂ© confrontĂ© Ă   l’impasse oĂč se trouve IsraĂ«l depuis deux ans . L’otage, autrefois monnaie d’échange secondaire, est devenu aujourd’hui le cƓur mĂȘme d’une stratĂ©gie militaire. C’est une situation inĂ©dite, sans Ă©quivalent dans les manuels d’histoire: aucune armĂ©e, Ă  aucune Ă©poque, n’a jamais Ă©tĂ© confrontĂ©e Ă  un tel degrĂ© de vulnĂ©rabilitĂ© morale face Ă  l’otage.

Oui, les otages existent depuis toujours. Dans l’AntiquitĂ©, on retenait les enfants des rois vaincus pour garantir des traitĂ©s. Au Moyen-Âge, on emmenait des notables, parfois les fils de seigneurs, comme gages. Leur vie tenait Ă  la loyautĂ© des adversaires, et s’il y avait trahison, ils Ă©taient tuĂ©s. Mais jamais une armĂ©e n’a suspendu une guerre entiĂšre au sort d’otages. Jamais la libĂ©ration de quelques captifs n’a pesĂ© plus lourd que la survie d’une armĂ©e ou d’un royaume.

À SphactĂ©rie, en 425 av. J-C, des centaines de Spartiates tombĂšrent aux mains d’AthĂšnes. Sparte ne plia pas, la guerre ne s’interrompit pas pour eux. Partout, l’histoire enseigne que le sort des captifs n’a jamais dictĂ© la stratĂ©gie d’un peuple.

C’est ce qui rend notre situation inĂ©dite. Comme l’écrit  Marco Koskas dans son texte  éclairant   » Impasse existentielle  » publiĂ© ce 21 aout, nous sommes face Ă  « un nouveau paradigme »  : le Hamas a transformĂ© l’otage en arme stratĂ©gique centrale. Et IsraĂ«l, parce qu’il valorise la vie au-dessus de tout, s’est laissĂ© enfermer dans ce piĂšge.

Depuis le 7 octobre, nous poursuivons deux objectifs : dĂ©truire le Hamas et ramener les otages. Or, trĂšs vite, ces deux objectifs sont devenus contradictoires. Sun Tzu l’avait Ă©crit il y a vingt-cinq siĂšcles dans son fameux traitĂ©  » L’Art de la guerre » : « Si les ordres sont contradictoires et incertains, les officiers sont perplexes. » VoilĂ  exactement ce que nous vivons : une armĂ©e empĂȘchĂ©e partiellement d’agir parce qu’on lui demande de poursuivre deux buts impossibles Ă  concilier.

Sun Tzu rappelait aussi que l’une des fautes les plus graves pour une armĂ©e est « la sujĂ©tion du gĂ©nĂ©ral Ă  des ordres civils inappropriĂ©s. » IsraĂ«l vit cette situation Ă  la lettre : le gouvernement est paralysĂ©e par la pression des familles des otages, par la gauche politique et par les manifestants qui rĂ©clament sans relĂąche  « un accord ». Une exigence comprĂ©hensible d’un point de vue humain, mais qui contredit directement l’objectif militaire de vaincre le Hamas et qui, en rĂ©alitĂ©, sert sa stratĂ©gie. Car chaque marche, chaque slogan qui fait de l’accord une prioritĂ© absolue, renforce le piĂšge que le Hamas nous a tendu.

Le Hamas a compris que les otages le protĂ©geaient mieux que n’importe quelle armĂ©e. En prolongeant simplement leur dĂ©tention, il prolonge la guerre, nous empĂȘche d’achever la mission, et gagne du temps et de l’influence.

Peut-ĂȘtre avons-nous commis une erreur stratĂ©gique dĂšs le dĂ©part. Peut-ĂȘtre fallait-il frapper trĂšs fort immĂ©diatement,  trancher le nƓud gordien, mĂȘme au prix terrible des otages. C’est une idĂ©e insupportable, et je ne l’écris pas Ă  la lĂ©gĂšre. Qui peut prendre la responsabilitĂ© de dire qu’on aurait dĂ» sacrifier ces vies-lĂ ? Qui peut oser regarder en face les familles et dire : nous n’avons pas attendu, nous n’avons pas nĂ©gociĂ© ? 

Et pourtant, l’histoire militaire enseigne que jamais une guerre ne s’est gagnĂ©e en privilĂ©giant quelques vies sur l’ensemble d’un peuple. Et puis et surtout, rien ne dit qu’une attaque immĂ©diate aurait condamnĂ© tous les otages : peut-ĂȘtre, au contraire, qu’une frappe dĂ©cisive aurait forcĂ© le Hamas Ă  cĂ©der, par peur, et que certains d’entre eux auraient survĂ©cu.

Moralement, IsraĂ«l a toujours fonctionnĂ© sur le principe inverse : aucun soldat n’est laissĂ© derriĂšre. C’est une valeur identitaire, pas seulement militaire. C’est ce qui fait notre cohĂ©sion, notre solidaritĂ©, notre humanitĂ©. Mais aujourd’hui, cette valeur sacrĂ©e est retournĂ©e contre nous. Elle est devenue une arme que le Hamas manie avec cynisme. DĂšs lors, la question s’impose : Est-ce moral, en dĂ©finitive, de sacrifier d’autres vies, celles de centaines de jeunes soldats en pleine santĂ©  pour sauver quelques survivants dĂ©jĂ  moins vivants, dĂ©truits psychologiquement et physiquement ? La question est taboue et je m’en excuse. Et pourtant, c’est le cƓur de notre impasse.

À ce dilemme s’ajoute l’illusion de « l’accord ». On nous rĂ©pĂšte qu’il faut un accord, et la sociĂ©tĂ© israĂ©lienne s’y accroche comme Ă  un radeau. Mais un accord ne dĂ©pend pas de nous. Il dĂ©pend du Hamas, qui n’a aucune intention sincĂšre d’en conclure un. RĂ©clamer un accord, c’est exprimer une impuissance : nous ne pouvons pas abandonner les otages, alors nous disons qu’il faut nĂ©gocier. Mais c’est une nĂ©gociation sans partenaire. Et mĂȘme si un accord devait ĂȘtre signĂ©, qui peut croire qu’il garantirait la sĂ©curitĂ© d’IsraĂ«l ?

Rome, aprĂšs la dĂ©faite de Cannes en 216 av. J.-C., avait refusĂ© de racheter ses milliers de prisonniers pour ne pas montrer de faiblesse. Elle savait qu’un accord de ce type ne ferait que renforcer son ennemi. IsraĂ«l, au contraire, se voit sommĂ© de poursuivre une chimĂšre : supplier un accord qui n’existe pas, et qui, mĂȘme s’il venait, ne protĂ©gerait pas durablement le pays.

Nous voilĂ  donc pris dans une guerre oĂč nous ne sommes plus des adversaires mais des impotents. L’ennemi ne cherche pas Ă  gagner sur le champ de bataille : il gagne en nous empĂȘchant de finir la guerre. Et plus la guerre s’étire, plus IsraĂ«l paie un prix lourd  en vies humaines, mais aussi en lĂ©gitimitĂ© internationale. Plus la guerre dure, plus le monde oublie le 7 octobre, plus il nous accuse, plus les Juifs sont attaquĂ©s dans les rues d’Europe.

NapolĂ©on l’avait formulĂ© d’une maniĂšre brutale mais juste.  « La guerre disait-il,  doit ĂȘtre courte et vive, c’est le seul moyen de la rendre humaine. » 

Or nous subissons exactement l’inverse : une guerre longue, interminable, qui use nos soldats, isole IsraĂ«l, et surtout qui nous dĂ©shumanise. Car Ă  mesure que le temps passe, notre droit Ă  nous dĂ©fendre devient moins Ă©vident, et notre combat est prĂ©sentĂ© comme inhumain, pervers et diabolique.

Machiavel l’avait bien compris : « Le Prince doit parfois prendre des dĂ©cisions cruelles pour protĂ©ger l’ensemble du peuple. » Et d’ajouter : « Oser la cruautĂ© immĂ©diate pour sauver l’avenir. » C’est peut-ĂȘtre cela que nous n’avons pas su faire : trancher vite, au lieu de nous enliser dans une guerre indĂ©finie.

VoilĂ  l’impasse : une possible erreur stratĂ©gique dĂšs le dĂ©part, une valeur identitaire sacrĂ©e retournĂ©e contre nous, l’illusion d’un accord qui n’existe pas et une guerre qui se prolonge indĂ©finiment pour la plus grande victoire du Hamas.

C’est terrible Ă  Ă©crire. Mais il faut le dire. Parce qu’au bout du compte, seul le gouvernement, seul le leadership politique, pourra trancher ce nƓud gordien. Et c’est une dĂ©cision que personne n’ose assumer, parce qu’elle engage non seulement des vies, mais l’ñme morale d’IsraĂ«l.

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DiplĂŽmĂ©e  de littĂ©rature  française, Yael Bensimhoun s’est Ă©tablie en IsraĂ«l il y a prĂšs de 20 ans . C’est lĂ  qu’elle conjugue  l’amour  de sa langue d’origine et celui du pays  auquel elle a toujours senti appartenir. Elle collabore depuis plusieurs annĂ©es Ă  des journaux et magazines franco-israĂ©liens.

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