
Il faut lire l’entretien stupéfiant avec David Grossman dans le Monde des Livres la semaine dernière, pour tenter de comprendre l’état d’esprit de l’écrivain – qui a récemment joint sa voix à la campagne de propagande du Hamas accusant Israël de « génocide » à Gaza – et à travers lui, l’état d’esprit de toutes ces vieilles élites israéliennes, qui considèrent que le combat contre le gouvernement Nétanyahou a priorité sur la guerre contre le Hamas. « Lorsque « Le Monde des livres » l’a interrogé à distance », écrit Nicolas Weill, « il se trouvait justement au cœur d’une tempête soulevée par ses propos tenus à l’occasion d’une interview accordée au quotidien italien La Repubblica (1er août), qualifiant de « génocide » la situation actuelle dans la bande de Gaza. Sans éviter le sujet, il s’est avoué désormais fatigué de répondre à des questions politiques et heureux de parler plutôt de son travail littéraire… »
Oui, vous avez bien lu ! L’écrivain iconique des lettres israéliennes qui, parvenu au faîte de sa renommée internationale, a délibérément choisi de joindre sa voix à celles des ennemis d’Israël en accusant son pays de « génocide », se dit « fatigué » de répondre aux questions sur ses propos scandaleux, et préfère parler de son travail littéraire… Dans une émission diffusée il y a une dizaine d’années par la télévision israélienne, on pouvait voir Grossman entouré de ses traducteurs en plusieurs langues, réunis dans une somptueuse villa pour les besoins de l’émission, répondant aux questions sur son œuvre et sur ses multiples traductions. On comprenait en l’écoutant combien il jouissait de ce statut d’écrivain traduit, adulé par les médias occidentaux qui ont fait de lui la « voix d’Israël »…
Au-delà de la question légitime de savoir quelle part les opinions radicales de Grossman sur la scène politique israélienne jouent dans son aura internationale[1], on peut s’interroger sur cette « fatigue » de l’écrivain, qui après avoir allumé un incendie par ses propos au quotidien italien La Republicca, ne daigne même pas répondre aux critiques légitimes et à la polémique qu’il a sciemment déclenchée… Outre l’incroyable orgueil et la pusillanimité que cette attitude révèle, elle atteste aussi d’une réalité plus profonde, caractéristique de cette gauche israélienne (et juive) qui a depuis longtemps fait sécession et se considère bien plus comme une partie de l’establishment culturel international que du peuple d’Israël…
La gravité des propos de David Grossman est d’autant plus lourde que l’argument moral est aujourd’hui au cœur de la campagne de haine d’Israël lancée par le Hamas et ses soutiens en Occident : il s’agit d’un « antisémitisme moral », comme l’a récemment fait remarquer Antoine Mercier sur sa chaîne Mosaïque. Dans ce contexte, les prises de position d’intellectuels ou d’hommes de plume israéliens ou Juifs se désolidarisant de leur Etat, de leur armée et de leur peuple en invoquant leur « conscience morale » sont une arme idéologique redoutable aux mains du Hamas et des ennemis d’Israël.
Dès le mois de mars 2024, je m’interrogeais dans ces colonnes, au sujet de Delphine Horvilleur et de Bruno Karsenti: comment ces intellectuels juifs peuvent-ils prétendre défendre Israël contre ceux qui l’accusent de « génocide » ou d’épuration ethnique, dès lors qu’eux-mêmes accusent Israël (ou son gouvernement) de ne pas faire assez pour protéger les civils (D. Horvilleur) ou d’aspirer à une épuration ethnique des Palestiniens (B. Karsenti)? Dix-huit mois plus tard, la boucle est bouclée: Horvilleur a rejoint le camp de ceux qui accusent Israël de génocide, en prenant la défense de David Grossman, dans un plaidoyer pitoyable sur le site de la revue Tenoua.
Face à cette débâcle intellectuelle et morale, dont j’ai tenté d’analyser les ressorts psychologiques, je continue d’espérer qu’il se trouvera un intellectuel juif honnête et courageux pour dire que le roi est nu et que David Grossman déraille. J’appelle ici solennellement Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut – qui ont souvent exprimé leur admiration envers Grossman l’écrivain – à se démarquer des propos scandaleux de Grossman et à réaffirmer publiquement qu’Israël ne commet aucun génocide à Gaza. L’auteur de La réprobation d’Israël ne peut rester muet face à la terrible calomnie à laquelle Grossman a prêté sa plume et sa notoriété.
© Pierre Lurçat
[1] Question que j’aborde dans mon livre La trahison des clercs d’Israël. La maison d’édition. 2016