Par Jean Mizrahi
Il y a, dans l’acharnement à profaner les hommages rendus à Ilan Halimi — ce jeune homme martyrisé pendant des jours avant d’être abandonné, agonisant, sur une voie publique — quelque chose qui rappelle l’obsession maladive de ceux qui, dans les rues, arrachaient les portraits des otages israéliens du Hamas. Parmi eux, les visages des deux enfants Bibas et de leur mère, retrouvés plus tard assassinés de sang-froid, étranglés par les bourreaux islamistes.
Dans les deux cas, ce sont des Juifs — et ce sont aussi des victimes. Les hommages à Ilan Halimi ont été vandalisés à plusieurs reprises : 2015, 2017, 2019… et aujourd’hui. Comme si l’on s’acharnait à effacer jusqu’à la trace d’un crime d’une cruauté inouïe. Pour la famille Bibas, l’horreur prend une dimension encore plus glaçante : la prise d’otage dans des conditions particulièrement angoissantes de deux très jeunes enfants, et de leur mère.
Ce qui me frappe, c’est la persistance dans ce geste : effacer, faire disparaître, rayer de l’espace public le visage ou le nom qui rappellerait que ces personnes furent des victimes. C’est cette insistance qui m’a poussé une bonne partie de la journée à chercher le lien entre ces deux situations. Pourquoi ce rapprochement s’est-il imposé à mon esprit ?
Je ne vois qu’une explication : dans l’imaginaire de certains, le Juif n’a pas le droit d’être une victime. On connaît l’héritage idéologique des tortionnaires d’Ilan Halimi. On connaît celui des assassins des Bibas. Mais cela n’épuise pas la question. Car ce déni, on le retrouve ailleurs : dans la gêne, voire l’hostilité, que rencontrent tant d’enseignants lorsqu’ils abordent la Shoah en classe. Là aussi, il y a ce refus quasi compulsif d’admettre qu’un Juif puisse être reconnu comme victime.
Au fond, cela heurte une vision du monde où le Juif est assigné au rôle d’agent du malheur universel. Dans certains milieux — notamment à gauche — cette vision prend la forme d’une « nazification » de l’Israélien : les bons Juifs sont ceux de la diaspora, humbles, courbés, ou ceux d’Auschwitz, vêtus d’un pyjama rayé, promis aux chambres à gaz. Ainsi tel avocat socialiste, Jean-Pierre Mignard, qui se répand quotidiennement en invectives contre Israël tout en relayant pieusement les publications du mémorial d’Auschwitz : les « bons » Juifs sont ceux qui se sont laissé exterminer sans résister ; les autres sont de nouveaux nazis.
Pour les antisémites venus de terres musulmanes, le processus est plus direct : ils ne portent pas la culpabilité historique des Européens concernant la Shoah. Leur imaginaire s’alimente aux Protocoles des Sages de Sion et à Mein Kampf, ouvrages toujours en circulation dans bien des pays. Pour eux, nazifier le Juif ne requiert ni nuance ni argument : il suffit de l’affirmer.
Pour tous ces gens, les Halimi, les Bibas, viennent gripper une mécanique mentale. Comment admettre que ceux que l’on désigne comme des nazis puissent aussi être des victimes ? C’est impossible dans ce schéma. Alors, la solution la plus simple consiste à les effacer : arracher les affiches, briser les stèles, abattre les arbres mémoriels. Et nier les massacres du Juifs, celui le 7 octobre 2023 par exemple.
Ce n’est pas seulement un geste de vandalisme ; c’est une opération psychologique. Refuser la Shoah, refuser le souvenir d’Ilan Halimi, refuser le visage des enfants Bibas, refuser de voir dans le 7 octobre autre chose qu’un « acte de résistance », participent d’un même impératif mental : expulser de la conscience tout ce qui contredit l’idée d’une culpabilité juive essentielle, afin de continuer à justifier l’injustifiable.
© Jean Mizrahi
