
Comment?
Un mot, un gouffre.
Un mot suffit à dire la chute.
Pas par les bombes. La chute intérieure. Celle qu’on ne voit pas tout de suite. Qui commence par un soupçon, un pli dans le regard, un silence qui juge.
« Comment porterais-je seul votre fardeau ? »
Moché ne se plaint pas. Il diagnostique. Il sait. Il sent que quelque chose se disloque.
Ce peuple ne tombe pas sous les épées ennemies. Il tombe de l’intérieur. Par la défiance, par la dispute, par le refus de faire bloc.
C’est ainsi que commence le livre de Devarim. Par ce mot : Eikha.
Un mot qui revient comme une fièvre :
Chez Isaïe, pour dire la ville dévoyée.
Chez Jérémie, pour décrire la solitude.
Eikha — comment — est toujours le prélude à l’effondrement.
Chacun à son tour, chacun plus bas.
D’abord la lassitude du chef, puis le cri du prophète, puis la plainte du survivant.
Trois fois Eikha. Trois fois la ruine annoncée.
Cette semaine, Eikha revient.
À Birkenau, là où l’on devrait se taire pour écouter, on a ordonné de se taire pour obéir.
Une délégation israélienne, 180 hommes et femmes en uniforme, participant au programme “Témoins en uniforme”, s’est vue interdire d’entrer avec ses drapeaux.
Pas de cris. Pas de provocation. Juste le drapeau d’un peuple qui revient, à pied, en silence, à l’endroit même où on a voulu le faire disparaître.
Un policier polonais les a arrêtés net.
On a tenté de discuter. On n’a pas levé la voix.
Mais les drapeaux ont été repliés.
Juste une blessure en formation serrée.
« On ne s’était jamais sentis humiliés. Jusqu’à aujourd’hui.
Une cérémonie interrompue, mémoire révoquée.
Comme si même les morts devaient désormais être neutres.
On reconnaît un drapeau pendant qu’on arrache le nôtre à Birkenau.
Et la France, ce jour-là, n’a pas levé un sourcil.
Elle n’a pas rappelé son ambassadeur.
Elle n’a pas dit un mot.
Car à Paris, un autre drapeau se lève.
Emmanuel Macron annonce vouloir reconnaître un État palestinien.
Sans cadre. Sans conditions. Sans discussion préalable avec Israël.
Il le sait pourtant.
Un État qui sanctuarise le sang juif versé.
Il sait que cet État rémunère les assassins.
Il ne peut pas ne pas savoir.
Il sait que plus un terroriste tue, plus il touche.
Que les familles des meurtriers reçoivent pensions, primes, honneurs.
Que c’est inscrit dans la loi palestinienne. Article 1. Article 2.
Un barème. Un tarif du sang.
Que Mahmoud Abbas, président sans élection depuis vingt ans, nie la Shoah dans sa thèse de doctorat.
Et pourtant il serre la main. Et il parle d’État.
Il sait. Et il avance. Tranquillement. Comme si ce n’était pas important.
Cette reconnaissance n’est pas une erreur. C’est un choix politique.
C’est un saut dans le vide diplomatique.
La France ne demande ni réforme, ni désarmement, ni engagement.
Elle tend un papier. Et dit : voilà un État.
Mais quelle paix peut naître d’un État vide ?
Quel avenir, si l’on écarte Israël des discussions ?
Comment parler de justice, quand on n’écoute qu’un camp ?
La reconnaissance devient un slogan.
Un effet d’annonce.
Un simulacre de paix.
Et puis, il y a ce que l’on regarde.
Les images. Les vidéos.
Plus une image est vue, plus elle semble vraie.
Même si elle est fausse.
Même si elle a été générée par une machine.
Le cerveau ne vérifie pas. Il se souvient.
Une image vue dix fois devient souvenir.
Et les souvenirs deviennent récits.
Et les récits deviennent vérités.
Mais où sont les convois volés ? Où sont les missiles lancés depuis les dépôts de l’UNRWA ?
Où sont les preuves que l’aide humanitaire nourrit aussi le Hamas ?
Plus une image est vue, plus elle semble vraie.
Même si elle est fausse.
Même si elle a été générée par IA.
Ce n’est plus la réalité qui compte. C’est sa répétition.
Et dans ce théâtre d’ombres, Israël est coupable par saturation.
À force de voir des enfants affamés à Gaza, on oublie que les entrepôts humanitaires sont infiltrés par le Hamas.
Que les missiles partent depuis les zones d’aide.
Que l’ONU elle-même a reconnu avoir perdu le contrôle logistique.
Mais l’image est plus forte.
Et dans cette guerre de la perception, Israël perd, à chaque pixel.
Moché ne parle pas de sacrifices dans Devarim.
Il choisit de s’adresser aux vivants. À ceux qui allaient entrer dans la terre.
À cette génération qui allait entrer en terre promise.
Il leur a donné ce qu’ils devaient entendre pour survivre.
Des balises pour rester debout dans un monde sans miracle.
Il savait que la haine gratuite tue plus sûrement que les armées.
Il savait que la stricte justice tue quand elle n’est pas accompagnée de miséricorde.
Et alors, il a posé la seule vraie question :
Il leur a rappelé ce qui pèse : les querelles, les accusations, les refus de faire confiance.
Ce qui détruit une nation, ce n’est pas l’ennemi.
C’est ce qu’on se fait à soi-même.
Alors il a demandé :
Suis-je un fardeau pour l’autre, ou un soutien ?
Est-ce que j’allège, ou est-ce que j’alourdis ?
C’est à cette question que se mesure notre responsabilité collective.
Face à nos dirigeants. Nos voisins, nos frères, nos enfants.
La France aurait pu faire autrement. Poser ses conditions. Conditionner sa reconnaissance à la libération des otages. À la réforme d’une Autorité corrompue.
Elle aurait pu choisir la stratégie, pas le symbole.
Elle a choisi le saut dans le vide.
Et maintenant, d’autres suivront. Drapeaux en main, yeux fermés.
Mais aucun accord ne verra le jour sans Israël.
Aucun avenir ne se construira contre lui.
Birkenau, ce même jour, a servi de théâtre inversé.
À Paris, on offre un État sans exigence.
À Auschwitz, on interdit à Israël de porter ses couleurs.
Une mémoire effacée ici.
Un futur imposé là.
Et au centre, le même refus de regarder l’Histoire en face.
Moché, lui, savait que l’histoire se répète quand elle n’est pas entendue.
Et il savait que la destruction commence par les mots. Par un simple : Comment ?
Alors, que chacun se demande :
Comment suis-je devenu sourd à la souffrance des miens ?
Comment ai-je accepté qu’on dise paix, sans Israël ?
Comment ai-je laissé mon regard se troubler ?
Et que le dernier Comment ne soit plus un cri de ruine,
mais une réponse debout :
Comment avons-nous tenu ?
En gardant nos drapeaux dressés.
Alors cette semaine, entre 17 Tammouz et 9 Av, on relit Devarim.
Et on comprend que le vrai combat ne se joue ni à l’ONU ni à Paris.
Il se joue dans notre regard.
Dans la manière dont on juge.
Dans la façon dont on porte ou on pèse.
Dans la fidélité à notre propre histoire.
Et dans la capacité à répondre à cette question, que posait Moché et que pose aujourd’hui un soldat humilié à Birkenau :
Comment en est-on arrivés là ?
Et surtout :
Comment sortirons-nous de cela — debout.
© David Castel