Tribune Juive

David Castel. « Pieds nus sur les braises »

Pieds nus sur les braises

Ils ne bâtissaient pas des temples. Ils bâtissaient des silences.

Dans les plis de la mémoire, dans les fissures du temps, dans la poussière de Jérusalem qu’un enfant effleure du bout des doigts sans savoir pourquoi ses yeux brûlent.

Job n’avait rien demandé. Il n’a pas blasphémé. Il a simplement exigé qu’on le voie. Une voix nue. C’est par là que tout revient. Job, à genoux, n’accuse pas Dieu : il L’interroge. Il ne demande pas justice, il demande présence. Le vent lui répond. Un Dieu qui parle dans la tempête. Et déjà, l’on comprend : le sens n’est pas dans la réponse, mais dans l’audace de la question. L’ami de Job, celui qui vient expliquer le malheur, est un traître plus dangereux que l’ennemi. Car il rend Dieu complice de la cruauté, et l’homme coupable de ses plaies. On ne pardonne pas aux sourires entendus quand on saigne.

Puis viennent les jours du feu. Jérémie est là. Il ne prophétise pas, il avertit. Mais personne n’écoute les poètes quand ils voient le mal avant qu’il n’explose. Jérémie, cet homme qui pleure au lieu de haïr, cet homme que l’on jette en prison parce qu’il voit ce que les autres refusent de regarder : que le Temple, ce n’est pas une forteresse. C’est une lampe. Et qu’on l’a éteinte bien avant que Nabuchodonosor ne vienne.

Il écrit Eikha — Comment ? — avec des larmes pour encre. Et chaque lettre porte le deuil. Les enfants dans les rues, les vieillards dans les escaliers, les chants devenus hurlements. Ce n’est plus un livre, c’est une plainte géométrique, une procession de douleurs alphabétiques. Lamentations ? Non. Fidélité. L’amour au-delà des cendres. On ne pleure pas ce qu’on méprise. On pleure ce qu’on espère.

Mais même dans le deuil, ils n’ont pas laissé le chaos gagner. Moed Katan règle la douleur comme on règle un violon. Sept jours, trente jours, un an. On pleure, oui. Mais on vit. On mange, on parle, on raconte. Le Talmud ne demande pas de fuir la souffrance — il enseigne à l’habiter. À en faire un espace d’étude. Chaque deuil est une résistance : à la barbarie, à l’oubli, à la décomposition de l’humain.

Et puis, Gittin. Sanhédrin. Là, c’est l’aveu. Ce n’est pas Rome qui a détruit Jérusalem. C’est l’orgueil, la haine gratuite, les querelles d’école. Le banquet de Bar Kamtsa, ce dîner ridicule, devient le brasier d’une nation. Ce n’est pas l’ennemi qui brise les murailles : ce sont les frères ennemis. Ce ne sont pas les pierres que les flammes consomment — c’est l’âme.

Ils ont tout perdu, disais-tu ? Non. Ils ont sauvé l’essentiel. Les lettres. Le chant. Le midrash. L’enfant qui apprend le Alef-Bet, c’est la revanche contre l’histoire. Ce n’est pas dans les palais qu’ils ont trouvé Dieu, mais dans les maisons pauvres. Dans le pain rompu en silence. Dans le verset appris au coin d’une cave. Dans la mère qui allume une bougie même en cachette. Dans le rabbin qui étudie encore au milieu des ruines, et qui murmure : « Tu nous as peut-être brisés, mais Tu ne nous as pas effacés. »

Et cela suffit pour recommencer.

Et l’Éternel, dans le tourbillon, n’a pas expliqué : Il a répondu par l’infini. L’homme n’a pas reçu de sens, mais une présence. Le sens viendra plus tard. Ou pas. Comme ces otages qui n’écrivent pas, ne parlent pas, mais dont le silence est devenu prière. Gali. Ziv. Rom. Matan. Leurs visages rient encore sur les photos. Leurs regards ont cette lumière que les ténèbres n’éteignent pas.

Depuis le 7 octobre 2023, ils ne sont plus là. Enlevés. Arrachés. Séparés de leurs familles, de leurs vies, de tout ce qui fait qu’un être humain est libre et debout. Certains ont été vus dans des vidéos. D’autres ont simplement disparu. Et depuis, les jours s’alignent comme des barreaux. Les mères attendent. Les pères se taisent. Les enfants posent des questions sans fin. Les horloges se sont figées.

On les appelle « les otages », mais ce mot est trop étroit. Ils sont des fils, des frères, des amoureux, des visages qu’on n’oublie pas. Ils sont ce que nous aurions pu être à leur place. Ce que nous serons peut-être, si l’on se tait trop longtemps. Ils étaient là quand la vie battait son plein — à la fête, dans les champs, dans les kibboutz, sur la route, dans une base militaire. Pris dans un souffle de haine. Emmenés. Séquestrés. Brisés peut-être, mais pas effacés.

Chaque jour sans eux est un scandale. Chaque nuit, une gifle au silence du monde.

Et pendant ce temps, on récite encore les Kinot. Ces élégies chantées à même le sol. Rabbi Eléazar Hakalir, Rabbi Méir de Rothenburg, Yehouda Halevi, Ibn Gabirol. Les anciens pleurent le Temple, les exils, les bûchers. Aujourd’hui, nous pleurons aussi Gali, Ziv, Eitan, Alon, Tamir, Noa, Maxim, Rom. Nos Kinot ont des prénoms. Nos Lamentations, des visages.

« Arzei Halevanon », les Dix Martyrs.

« Chaali Serefa », Paris 1242.

« Mi Yiten Rochi Mayim », Worms, Spire, Mayence, 1096.

Et maintenant ? « Mi Yiten Yad Hazaka » — qui nous rendra leur main ?

Tichea Beav, le 9 Av. Le jour où le ciel s’est obscurci pour la première fois. Où le Temple est tombé. Puis retombé. Où les Croisades ont commencé. Où les juifs d’Espagne ont été chassés. Où les livres ont brûlé à Paris. Où les trains sont partis de Varsovie. Où les camps ont avalé les familles. Où des jeunes gens sont partis danser — et ne sont jamais revenus.

Et plus tard, la Shoah. Treblinka. Varsovie. Auschwitz. Rafles, trains, silences. Même Napoléon aurait compris. « Un peuple qui pleure un mur depuis deux mille ans mérite de le rebâtir. » Il avait raison. On rebâtit, mais on n’oublie pas.

Tichea Beav est un feu froid. On y jeûne comme à Kippour, mais sans le blanc, sans les chants, sans la promesse de rémission. C’est un deuil brut. Pas d’eau. Pas de viande. Pas de musique. Pas de lumière. Juste des voix, brisées, à même le sol. Un peuple qui s’assied par terre comme pour écouter les battements de son propre cœur. Ou ceux de ses enfants disparus. Ceux que l’on retient dans les tunnels de Gaza. Ceux dont le nom est devenu flamme.

Et même les rituels hésitent. Le Temple a-t-il brûlé le 9 ou le 10 Av ? Jérémie dit l’un, les Rois l’autre. Les Sages tranchent : ce n’est pas la fin qui compte, c’est le début. Ce n’est pas la cendre, c’est l’étincelle qui nous brûle encore. Alors on jeûne le 9. Et certains pleurent encore le 10. Parce que pleurer, c’est être vivant.

Et si ce jour est si noir, ce n’est pas pour ce qu’il contient, mais pour ce qu’il rappelle : l’exil. Le silence du ciel. L’attente interminable. Le 9 Av devient le palimpseste de nos tragédies : l’Exode avorté, Babylone, Rome, Betar, Ælia Capitolina, les Croisades, les bûchers, les expulsions d’Espagne, la Shoah, Gaza. Chaque siècle y a versé ses larmes. Chaque siècle y a déposé ses ruines.

Mais ils n’ont pas cessé d’écrire. De composer. De psalmodier. De hurler à voix basse.

Ceux que nous attendons encore.

Ils avaient 19 ans. Ou 23. Ou 35. Certains étaient gardiens, d’autres musiciens, soldats, étudiants ou simples fêtards venus danser dans le désert. Ils s’appelaient Gali, Ziv, Rom, Alon, Matan, Eitan. Leurs noms forment un psaume. Leur absence, une liturgie.

On dit parfois : « il faut tourner la page ». Mais on ne tourne pas la page d’un frère disparu. D’un enfant en cage. D’un cœur encore battant quelque part sous terre.

Nous n’oublierons pas.

Nous ne céderons pas.

Nous ne détournerons pas les yeux.

Car tant qu’ils ne sont pas revenus, nous ne sommes pas entiers. Tant que leurs chaînes n’ont pas été brisées, aucune paix n’est possible. Tant que leurs noms ne sont pas de retour dans les cris de joie, l’histoire elle-même reste en suspens.

Ils nous manquent. Non pas comme un souvenir, mais comme une plaie vive.

Et tant qu’ils ne seront pas rentrés chez eux — c’est le monde entier qui sera en otage.

Tichea Beav. Pas seulement un jour de jeûne. Un cri. Une balise. Un miroir.

Yom HaShoah n’est plus seul. L’Histoire a prolongé le deuil.

Et celui qui feint de ne pas entendre les pleurs ne mérite pas de voir le retour.

© David Castel

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