
Le vieux rabbin l’avait prédit, dans un murmure de parchemin froissé : ce pays ne connaîtra jamais le repos. On y marche sur des braises froides, et l’on s’y brûle quand même. La nuit ne ferme qu’un œil, et même les anges, dit-on, y marchent sur la pointe des ailes.
Les sages l’avaient annoncé dans une de ces discussions talmudiques où le silence crie plus fort que le vacarme : le hérisson n’avance jamais sans redouter la piqûre de ses propres piquants. Et si par malheur un autre s’approche, le sang coule des deux côtés.
Les maîtres en débattaient jadis à voix basse : « Le hérisson, en s’approchant de l’autre, se pique. Mais s’il s’éloigne, il meurt de froid. » Israël vit ce dilemme comme on porte un héritage — pas celui des testaments, mais celui des cicatrices. Avancer vers l’autre, et c’est le sang. Reculer, et c’est l’oubli. Chaque jour devient un choix entre deux douleurs, et aucune des deux ne sauve.
Le pays hérisson saigne en silence, et chaque goutte qui tombe se tait dans un monde devenu sourd. Rien de neuf sous le soleil, disait le prophète, mais ce silence-là, ce mutisme feutré face aux supplices d’otages affamés, ce mutisme-là suinte quelque chose de plus glaçant que le désintérêt : il transpire l’habitude. On s’est accoutumé au crime. On a appris à détourner le regard sans même rougir.
La vidéo de Rôm — souffrances dévorantes, ce corps exsangue, regard vide, voix sans timbre, trois graines de falafel pour tenir un jour entier — n’émeut plus. Elle dérange. C’est pire. Elle gêne la digestion des déclarations diplomatiques, elle fait tâche sur les promesses de paix équitable, elle froisse les communiqués des chancelleries qui parlent d’avenir pendant qu’un garçon s’éteint dans une cave de Gaza.
On l’a montré, oui. À petites doses, comme on administre un poison trop fort. Juste assez pour dire qu’on ne l’a pas cachée, pas assez pour troubler la torpeur des peuples. Il faut voir cette image — pas la regarder : la voir. Le creux des joues. Les os qui percent la peau. Le regard qui a oublié ce qu’était la lumière. Il parle, mais ce ne sont plus ses mots. C’est une récitation. Une souffrance tellement nue qu’elle en devient presque abstraite.
Bibi, ce n’est ni un roi ni un mage. C’est un veilleur fatigué, les pieds nus sur les braises, l’œil rivé à une étoile qu’on n’appelle plus que par ironie « avenir ». Il connaît le prix de l’étreinte. Il sait que certaines caresses tuent. Alors il recule, avance d’un soupir, recule encore, espérant qu’à force d’endurer, il sauvera un nom, un visage, un enfant.
Et pourtant, cette image, ce cri muet, ne suffit pas. Les Nations s’endorment dessus comme sur une berceuse. Même les poètes se taisent. On parle d’un État palestinien, on exige une solution politique, et pendant ce temps, un enfant d’Israël s’éteint sous l’œil froid de la caméra. Filmé par ses bourreaux comme on dresse un trophée. Il ne reste plus que ses yeux. Deux puits secs, sans fond. Deux questions suspendues. Où êtes-vous ? Que vaut ma vie ?
Mais la vie de Rôm ne pèse rien dans le tribunal des équilibres. Elle dérange les diplomates, elle contredit les récits bien-pensants. Alors on la réduit. On la coupe au montage. On en fait un fait divers. Et demain, quand le monde parlera encore d’occupation, personne ne rappellera que ce garçon-là, pâle comme l’aube, a supplié en hébreu sous les coups, pendant qu’on le filmait pour mieux humilier sa douleur.
Alors que signifie regarder cette vie s’effondrer, et ne rien faire ? Quelle faute efface l’image d’un jeune otage affamé, exhibé comme un animal dans une cage, et que nul ne réclame ? Même l’ange de la mort, dit la légende, détourne les yeux devant certains spectacles.
Mais pas les geôliers. Pas ceux qui montent les vidéos. Pas ceux qui les relaient en ricanant, en les parant d’une musique lugubre. Pas ceux qui, dans leurs antichambres, répètent que c’est « le prix à payer ».
Israël regarde ces images avec une honte ancienne. Pas celle de l’impuissance : celle d’être seul. Encore. Toujours. Seul à pleurer ses enfants pendant que les autres calculent.
Le procès d’Israël, comme dans « Le Grand Horloger », n’est pas un procès de faits. C’est une enquête sur l’âme
Le Talmud demande : « Celui qui dort avec un serpent sous son oreiller, qui est à blâmer ? » — mais personne ne répond. Israël ne dort pas. Israël veille. Et le monde, lui, dort à poings fermés.
Le procès d’Israël, comme dans ‘Le Grand Horloger’, n’est pas un procès de faits. C’est une enquête sur l’âme. On juge ce pays non sur ses actes, mais sur le refus qu’on a de comprendre sa douleur. Et chaque accusation qui tombe sonne comme une excuse pour oublier ce qu’on ne veut pas voir.
Mon grand-père disait : « On reconnaît l’approche du pogrom à la manière dont les rideaux claquent. » Ces jours-ci, les rideaux claquent en cadence, et les consciences s’éloignent à pas feutrés.
La vérité, comme toujours, ne séduit pas. Elle boite, elle sent mauvais, elle ne porte pas de cravate. On la préfère sous silence. Mais Israël n’a plus le luxe du silence. Chaque otage est une prière qu’on étrangle. Chaque recul, une pierre tombale de plus.
Et pourtant, le pays hérisson avance. Il avance, malgré les piqûres, malgré la solitude. Il avance, comme on pousse un cercueil vers la lumière. Il avance, non par bravoure, mais parce qu’il ne peut pas faire autrement.
Un jour, peut-être, les piquants deviendront mémoire. Et la mémoire, justice.
Et pendant ce temps, l’horloge du monde tourne. Chaque tic-tac éloigne un peu plus le retour des otages. Chaque minute passée pèse d’un silence de plomb.
Un jour, peut-être, on parlera de cette époque comme d’un égarement moral. Mais Rôm, lui, n’attend pas les mémoires. Chaque tic-tac l’efface un peu plus. Chaque minute est un pas de plus vers l’irréparable.
Et Rôm, lui, n’attend ni reconnaissance ni grand soir.
Il attend de vivre.