Tribune Juive

Charles Rojzman. La véritable tragédie de Gaza

Ce qui frappe d’emblée dans cette situation, c’est le contraste saisissant entre la simplicité apparente des faits et la complexité incompréhensible des réactions de l’opinion publique internationale. Nous avons là une configuration où tout semble clair, évident, presque transparent, et pourtant, le monde persiste dans une cécité déconcertante. Comment expliquer ce paradoxe ? Pourquoi l’opinion, qui se proclame éclairée, cultivée, informée, échoue-t-elle si spectaculairement à saisir les enjeux véritables de ce conflit ?

D’abord, rappelons le cadre fondamental de la logique à l’œuvre : le Hamas, depuis le début des hostilités, a clairement affiché une stratégie fondée sur le prolongement de la guerre et l’augmentation constante du nombre de morts civils. Ce choix stratégique, aussi morbide soit-il, possède une rationalité propre : il vise à susciter une indignation internationale grandissante, qui finira par saper les fondements mêmes de la légitimité de l’État d’Israël. Or, cette tactique, cynique et pourtant parfaitement lisible, semble totalement échapper aux observateurs qui façonnent l’opinion publique. La devise proclamée mille fois par le Hamas, « From the river to the sea, Palestine will be free », illustre à elle seule cette ambition radicale de dénier toute légitimité existentielle à Israël. Ce slogan, naguère impensable, imprononçable dans les cercles intellectuels et médiatiques occidentaux, s’est aujourd’hui banalisé, presque accepté comme une opinion politique ordinaire.

C’est précisément cette normalisation d’une rhétorique extrémiste et destructrice qui mérite notre attention. Pourquoi ce basculement ? Comment une idée aussi radicale, qui constitue un appel explicite à la destruction d’un État souverain, peut-elle pénétrer aussi aisément dans les discours institutionnels, universitaires, médiatiques ? Il ne suffit pas, pour comprendre ce phénomène, d’évoquer simplement l’antisémitisme traditionnel. Certes, ce dernier joue un rôle majeur dans l’assimilation d’Israël au mal absolu, une projection fantasmatique qui a toujours accompagné l’histoire de l’antisémitisme moderne, mais cela ne peut suffire à expliquer l’ensemble du phénomène contemporain.

À côté de ce vieil antisémitisme, se dessine en réalité une dynamique beaucoup plus complexe, qui tient à l’évolution même des mentalités occidentales contemporaines. Nous assistons à une mutation profonde de la sensibilité morale occidentale, caractérisée par un glissement progressif vers une empathie sélective, nourrie de culpabilité postcoloniale, et d’une compassion à géométrie variable qui privilégie systématiquement celui qui apparaît comme victime radicale. Le Hamas, avec une habileté perverse, exploite cette prédisposition morale occidentale, transformant cyniquement les victimes civiles palestiniennes en capital politique et émotionnel.

C’est ce culte contemporain de la victime qui explique en grande partie l’aveuglement de la gauche morale occidentale, et de tous ces Juifs de gauche — avec David Grossman qui a osé parler de « génocide » contre toute réalité, et, il y a quelque temps, Anne Sinclair, Delphine Horvilleur et tant d’autres, certains sans doute mus par une bonne foi tragique, d’autres par des intentions moins avouables — qui, croyant défendre une éthique universelle, participent paradoxalement à renforcer la haine contre Israël et, par contre-coup, contre les Juifs eux-mêmes. En érigeant la victime en figure sacrée et indiscutable, ils désarment la pensée critique et offrent au Hamas un avantage stratégique inestimable : transformer chaque mort palestinienne en preuve de la culpabilité israélienne, chaque ruine en accusation métaphysique.

Cette empathie conditionnée par la figure de la victime finit par obscurcir complètement les responsabilités effectives du conflit. Ainsi, l’opinion internationale ignore délibérément un fait pourtant élémentaire : la libération immédiate des otages détenus par le Hamas serait, ipso facto, synonyme de la cessation immédiate des combats et, par conséquent, de la fin des souffrances des populations civiles. Cette vérité pourtant limpide est rendue invisible par une représentation médiatique qui instrumentalise l’émotion et neutralise la réflexion. Il y a là plus qu’une naïveté ; il s’agit d’une forme d’aveuglement volontaire, nourri par un désir profond d’innocence morale, de se sentir du « bon côté » de l’histoire, de participer à la dénonciation confortable d’un coupable tout désigné.

La tragédie véritable réside donc dans cette confusion morale et intellectuelle généralisée, qui rend les esprits incapables de distinguer clairement l’agresseur de l’agressé, le bourreau de la victime réelle, et qui transforme la guerre en un théâtre d’ombres où la vérité devient invisible. Tant que ce mécanisme restera intact, tant que l’Occident persistera à refuser de voir clairement les stratégies morbides du Hamas et les conséquences réelles de ses choix politiques, il continuera à alimenter lui-même la machine infernale qu’il prétend dénoncer. La véritable urgence intellectuelle aujourd’hui est donc de restaurer la lucidité, de réintroduire la rigueur du raisonnement et de redonner leur sens véritable aux mots : c’est la seule voie possible pour briser le cercle vicieux des manipulations idéologiques et des illusions confortables qui menacent d’entraîner l’opinion publique mondiale dans une complicité objective avec ceux qu’elle prétend pourtant condamner.

© Charles Rojzman

Quitter la version mobile