
Introduction : La Kina dans le patrimoine Juif et dans les pays de l’Islam
L’histoire de Ḥanna et de ses sept fils est devenue une figure exemplaire dans la conscience juive : une mère déterminée, aimante, accompagnant la mort de chacun de ses fils en raison de leur fidélité à la foi.
La Kina, rattachée à cette histoire exemplaire de sanctification du Nom et de dévotion à la religion d’Israël, servait de source d’inspiration pour les Juifs persécutés à toute époque et en tout lieu, et éveillait des sentiments de compassion et de deuil dans les oreilles des auditeurs durant les jours de jeûne et de deuil comme le 9 Av – jour de deuil national durant lequel on ne s’adonne pas à l’étude de la Torah – et pendant la fête de Ḥanouka, en souvenir de la révolte spirituelle contre les Grecs.
Différentes versions de la kina ont été conservées dans les communautés juives originaires d’Espagne et d’Orient, avec des mélodies et des langues diverses.
Parmi les Juifs des pays de l’Islam, se sont particulièrement distinguées des versions en Judéo–arabe, rédigées ou traduites dans des dialectes locaux – Irakiens, Yéménites et nord-africains.
Ces textes combinaient des motifs midrashiques, un style poétique populaire et une langue vivante – transformant ainsi l’histoire légendaire en un outil religieux, communautaire et linguistique.
Les transformations de la Kina : des Maccabées à la langue populaire
L’origine de l’histoire apparaît dans le Deuxième Livre des Maccabées, chapitre 7, où est décrite une mère juive et ses fils, qui se dressèrent face au roi Antiochus et refusèrent de se prosterner devant une idole ou de manger de la viande de porc.
Chacun d’eux fut assassiné dans la torture, mais resta fidèle à sa foi, soutenu par les encouragements de la mère.
Des midrashim plus tardifs attribuèrent des noms aux personnages : parfois elle fut appelée Myriam, mais le plus souvent Ḥanna. Le roi est parfois nommé «Neboukadnetsar » ou « roi d’Aram » (roi de Rome), et l’histoire devint un message de fidélité et de justice de la voie.
Avec le temps, l’histoire connut des transformations linguistiques et liturgiques – notamment en langue arabe-juive. En Irak, la Kina « Zouqina » fut imprimée à Bagdad dès 1836 (5596), et se diffusa dans d’autres éditions. Dans le patrimoine des Juifs du Yémen, une version de la Kina fut intégrée aux siddourim de Ticha BeAv imprimés en Israël.
En Tunisie, des versions locales de la Kina furent diffusées à partir de la fin du XIXe siècle et jusqu’à nos jours (Voir sur l’image deux exemples :
(1) la première partie de la Kina dans un livre manuscrit de Kinnot pour Ticha BeAv, imprimée à Tunis, daté du début du XIXe siècle ;
(2) une Kina publiée dans une édition imprimée à Djerba en 5776 (2016).
Cette chaîne de traduction, de transmission et d’impression témoigne la profondeur de l’entreprise de préservation juive.
Le Judéo-arabe a servi de pont entre la communauté, le poème liturgique et la mémoire.
Bien avant l’ère de la communication moderne, les Juifs d’Orient savaient utiliser l’imprimerie comme un outil de préservation, de diffusion et de revitalisation de la tradition.
De la menace à la rédemption : le point culminant dramatique de la Kina
La Kina s’ouvre par la menace du souverain païen qui exige des fils de Ḥanna qu’ils se prosternent devant des idoles et qu’ils adorent des faux dieux.
L’aîné des fils est le premier à parler, et sa réponse sert d’exemple et de modèle aux autres frères : il proclame son refus de transgresser la volonté céleste, et rejette toute tentation ou menace.
Après ses paroles, il est traîné devant sa mère, frappé, et mis à mort par l’épée.
La mère, présente tout au long de l’exécution, regarde son fils aîné se faire tuer et renforce ses frères à tenir bon dans leur foi.
| Line | Source | Traduction |
| פזמון | יצלח לנא איא בכינא טול אלאיים ואליאלי | Il nous sied de pleurer tous les jours et les nuits |
| 5 | נבוכדנצר אסתייצרהום; וקאל להום אעבדו מעבודי | Neboukadnetsar se tient à leur gauche tel un Satan, et leur dit : « Servez mes idoles » |
| 6 | קום תקדדם יא כביר; יא כאפר יא יהודי | Lève-toi, avance, toi l’aîné ; toi l’infidèle, toi le Juif |
| 7 | כון טאיע למעבודי; לא תציר מדבוח ממדודי | Sois obéissant à mes idoles ; sinon tu seras égorgé et jeté |
| 8 | לא תסמע כלאם ג’הלך; ולא תכאלף מקצודי | N’écoute pas la parole de ta stupidité ; et ne désobéis pas à l’ordre |
| 9 | ואן כאלפת יא לילך; תוקע מתל אטטיר אלעאלי | Et si tu t’opposes, malheur à toi ; tu tomberas et ressembleras à un oiseau (précipité) du ciel |
| Refrain | יצלח לנא איא בכינא טול אלאיים ואליאלי | Il nous sied de pleurer tous les jours et les nuits |
| 10 | ג’אובו בפצח אלסאן; אסמע לי יא סולטאן | Ils répondirent en langue éloquente : « Écoute-moi, ô roi » |
| 11 | ליס נעבד גיר רבבי; הווא כאלק כל אנסאן | Je ne servirai que mon Dieu ; c’est Lui qui crée tout homme |
| 12 | אנתי אקל מן דאלך; גדווא תציר בלא כפן | Tu n’es que peu de chose ; demain tu seras sans linceul |
| 13 | לא מעבודך ינפעך; לא צנאם ולא צולבאן | Ni ta statue ne t’aidera ; ni statue ni croix |
| 14 | קאל אקתלו האד אלכאפר; פי דמתי ופי חלאלי | Il dit : « Tuez ce mécréant ; sous ma protection et avec mon accord » |
| Refrain | יצלח לנא איא בכינא טול אלאיים ואליאלי | Il nous sied de pleurer tous les jours et les nuits |
| 15 | אכאדו אלמסכין וכרכרוה; כתפו ידיה ללורא | Ils prirent le pauvre et le traînèrent ; ils lièrent ses mains derrière son dos |
| 16 | ונזעו לו תיאבו; ורמאוה פי חופרא | Ils le dépouillèrent de ses habits ; et le jetèrent dans une fosse |
| 17 | וגאבו אומו תנצ’ר; האד לעדאב ולעברא | Et ils amenèrent sa mère pour qu’elle voie ; les tourments et la leçon |
| 18 | והווא יעייט יא אומי; חמלי וכוני צאברה | Et lui criait : « Ô ma mère ; endure (la souffrance) et sois patiente » |
| 19 | וין אלעז אלדי כאן לננא; יא אומי ויא דלאלי | Où est l’amour que nous avions ; ô ma mère, ô mes douceurs |
| Refrain | יצלח לנא איא בכינא טול אלאיים ואליאלי | Il nous sied de pleurer tous les jours et les nuits |
Les six frères suivants marchent sur les traces de l’aîné, et chacun d’eux se moque à nouveau du roi.
L’un après l’autre, ils sont mis à mort dans de cruels supplices — certains sont égorgés, d’autres brûlés, d’autres encore amputés de leurs membres.
L’histoire atteint son apogée avec l’apparition du plus jeune fils, nommé « ʿAzar ».
Le roi, peut-être pris de détresse face à la désobéissance de tous les fils, ou ayant ressenti du remords pour ses actes, ou de la compassion pour l’enfant de trois ans, lui propose une série d’avantages à condition qu’il obéisse et se prosterne devant ses statues.
L’enfant, malgré son jeune âge, lui répond avec fermeté d’esprit, et lui aussi se moque du roi pour sa foi dans des statues et des arbres qui ne l’aideront ni lui ni son règne.
Le roi, comprenant que l’enfant ne changera pas de conduite comme ses frères, lui fait une proposition séduisante.
Il lui propose de jeter sa bague à terre entre les statues, et que l’enfant se penche simplement pour la ramasser — ainsi cela semblera qu’il a obéi, et s’il répète ce geste deux fois, le roi épargnera sa vie, son sort cruel, et celui de sa mère.
Le roi appelle Ḥanna et la presse de convaincre son fils de prêter serment de fidélité aux statues, afin que sa vie et celle de son fils soient sauvées.
Ḥanna demande au roi de rencontrer son fils, et au lieu de le convaincre d’obéir au roi, elle l’encourage à ne pas le faire.
Le jeune ʿAzar répond à sa mère qu’il n’est pas meilleur que ses frères et lui demande de le laisser les rejoindre ; lui aussi ne servira que Dieu et se réjouira de mourir pour cela.
La mère enlace son fils et le serre contre elle. Elle pleure et se lamente.
Elle encourage son fils et le soutient dans sa décision.
Ḥanna continue de se lamenter sur son sort cruel et sur la perte de toute sa famille.
Sur l’ordre du roi, ʿAzar est assassiné dans les bras de sa mère, alors qu’elle regarde la scène, s’effondre au sol, baigne dans le sang de son fils et meurt.
À ce moment-là, une voix céleste sort du ciel et proclame que le jardin d’Éden est ouvert pour Ḥanna et ses sept fils :
| Line | Source | Traduction |
| 140 | דבחוה פי חג’רהא; והייא תנצ’ר בעיונהא | Ils l’égorgèrent dans ses bras ; et elle le vit de ses propres yeux |
| 141 | וקעת עליה ותכבטת; וטלעת לאללה רוחהא | Elle s’effondra sur lui et se frappa (son corps) ; et son âme s’éleva vers Dieu |
| 142 | עלא מה נאבהא; ועלא מה ג’רא פי ולאדהא | À cause de ce qu’elle comprit ; à cause de ce qui lui arriva, à elle et à ses enfants |
| 145 | וצוט כרג’ מן אסמא; יא סעדך יא חנה | Et une voix sortit (éclata) du ciel : ô quelle chance pour toi, Ḥanna |
| 146 | אנתי וסבעא ולאדך; מפתוחה לכם אג’ננא | Toi et tes sept fils ; le jardin d’Éden vous est ouvert |
L’œuvre se conclut par une prière pour la rédemption, dans l’attente de la reconstruction du Temple et de la venue d’Élie qui annoncera la venue du Messie, fils de David.
Voir le lien vers une vidéo dans laquelle la Kina est récitée (avec l’aimable autorisation de la chaîne « Le mérite pour tous », Djerba): https://youtu.be/obnH023EwHs?si=-2Z1GG8MXdUdcLjv
La Kina de Ḥanna, la destruction du Temple et les coutumes de Ticha BeAv en Tunisie
À partir du deuxième jour du mois d’Av, les Juifs de Tunisie observaient des coutumes de deuil.
Ces jours, appelés Yamāt at-Takl (les jours lourds), étaient accompagnés d’une interdiction de consommer de la viande et de boire du vin ; c’est pourquoi les femmes avaient l’habitude de préparer à l’avance des saucisses maison (merguez), qu’elles faisaient sécher et avec lesquelles elles cuisinaient.
Le jour du jeûne, appelé Aġyān (deuil), ou Ikha chez les Juifs de Gabès, commençait par un repas d’interruption du jeûne composé de lentilles rouges et d’un œuf dur.
D’autres avaient coutume de cuisiner du couscous avec de la courge et des fèves, cuits ensemble avec un œuf dur — le tout étant mangé assis à même le sol, comme le font les endeuillés.
Le soir du jeûne, la plupart des lumières de la synagogue étaient éteintes, et les Kinas — dont la Kina dont il est ici question — étaient récitées dans la pénombre, à la lueur des bougies et assis sur le sol.
Certains avaient pour coutume de dormir avec une pierre sous l’oreiller, en signe de deuil pour la destruction du Temple ou comme une forme symbolique d’auto-mortification.
La prière du matin était accomplie sans Talith ni Téfilines, et la lecture de la Torah se faisait alors que le manteau du Sefer Torah avait été remplacé par un manteau noir, posé sur un petit tabouret, permettant au lecteur de lire tout en étant assis à terre.
Après la prière, il était d’usage de se rendre au cimetière.
À la mi-journée, les femmes commençaient à faire un grand ménage de la maison, et les Choḥatim (Les bouchers)sortaient leurs couteaux pour recommencer à abattre.
Cette heure était appelée ḥallat es-sikīna (ouverture du couteau et reprise de l’abattage).
À Minḥa, on priait avec le Talith et les Téfilines, on récitait נחם » » « Naḥem », et on concluait par « מנחם ציון ובונה ירושלים »« Menachem Tsion ouBone Yerouchalayim ».
Dans certaines familles, les parents avaient l’habitude d’acheter à leurs enfants un jouet ou un vêtement neuf à l’approche de la fin du jeûne.
À la sortie du jeûne, les familles du sud de la Tunisie mangeaient du couscous aux légumes et au poulet, tandis qu’à Tunis on mangeait de l’Aḥlallām — des nouilles de semoule et de farine cuites dans un ragoût à base de légumineuses.
Destruction, mémoire et rédemption
La figure de Ḥanna – une mère qui mena ses fils dans la foi jusqu’à leur mort – est devenue un symbole éducatif, spirituel et émotionnel dans les communautés d’Israël.
Dans les Kinnot en Judéo-arabe, elle prit une langue locale, tout en conservant sa force comme message national.
Différentes traditions identifièrent la tombe de Ḥanna et de ses fils en divers lieux, parmi eux la Turquie, l’Iran, la Syrie et surtout dans la ville de Tsfat – témoignage du fait que l’histoire est devenue un patrimoine de tout Israël.
Elle a traversé les frontières géographiques, tout en restant au cœur de l’existence juive.( Sur l’image : la grotte funéraire de Ḥanna et de ses sept fils, dans l’ancien cimetière de Tsfat, Israel)
À l’issue des jours de deuil du peuple juif, nous prions pour le retour immédiat des otages.
Nous implorons la fin de la guerre et le retour de tous les soldats dans leurs foyers.
Nous demandons l’arrêt de l’effusion de sang, la renaissance et le renforcement du peuple juif en Israël et dans le monde.
Et nous élevons une prière pour la délivrance (Geoula – גאולה) et la venue du Mashiah – משיח, אמן.
© David Ichoua Moatty
Chercheur du patrimoine des Juifs de Tunisie – Université hébraïque de Jérusalem
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