
L’amitié véritable ne se prouve pas dans les verres levés ni dans les promesses légères. Elle s’éprouve quand le monde vacille, quand les slogans remplacent les principes, quand l’éthique devient optionnelle et que la loyauté coûte cher. Elle s’éprouve dans le silence qui suit une trahison, dans le regard qu’on n’ose plus croiser, dans la question qu’on garde en soi faute de réponse. L’amitié, la vraie, ne se mesure pas à la fréquence des messages mais à la capacité de rester debout quand tout pousse à plier. Elle ne fuit pas les conflits — elle y entre, parfois, à mains nues. Et c’est là, dans cette forêt obscure où les valeurs s’oublient et les voix s’étouffent, qu’on sait qui nous aime vraiment.
Elle surgit comme une question qu’on n’ose plus poser, parce qu’on sait que la réponse n’est pas confortable. Elle entre dans une pièce comme une lame dans la chair du siècle. Ni tribun, ni prophète : une amie. Une amie d’avant les modes. Une amie d’après les trahisons.
Elle ne cherche pas la paix. Elle la guette. Comme on guette un train qui ne passe plus, ou un fils qu’on ne voit revenir qu’en rêve. Elle ne s’excuse pas d’être lucide. Elle n’adoucit rien. Elle parle comme on tranche. Elle ne vous demande pas ce que vous pensez. Elle demande si vous pensez encore. Si vous avez gardé, malgré les tempêtes, un cœur qui bat à contre-courant. Et ça, c’est rare.
Elle a cette intransigeance de la noblesse d’esprit, et la légitimité de ses questions. Une élixir rare, qu’on ne trouve que chez ceux qui ont tout vu sans jamais abdiquer. Ceux-là ne hurlent pas : ils interrogent, avec des lames à la place des virgules.
Elle n’attend pas les applaudissements. Elle vient d’un autre temps. Celui des fidélités têtues, des douleurs qu’on n’exhibe pas, des colères qu’on garde pour les vraies causes. Elle sait que l’amitié ne se conjugue pas au présent. Elle est loyauté ou elle n’est rien. Elle est dure, ingrate, parfois cruelle — mais elle sauve ce qui reste d’humain quand les slogans ont tout emporté.
Elle a vu tomber des villes, se relever des hommes. Elle a vu la haine dessiner des frontières à l’encre du sang, puis l’amour les effacer d’un baiser. Elle parle peu. Mais ses mots se tiennent droits. Même les verbes s’inclinent quand elle les prononce. Son regard est acéré. Son expérience, une lance croque-mitaine qui ne passe rien. Une arme douce, une potion magique contre la lâcheté.
Elle ne vous juge pas. Elle vous interroge. Sur vos failles, vos silences, vos simulacres de courage. Sur ce que vous savez et préférez oublier. Elle vous tient là, à nu, entre ce que vous croyez être et ce que vous êtes devenu. Elle n’a jamais cru que la démocratie se défendait avec des hashtags.
Elle me parle de ces femmes des deux rives, qui cousent les mêmes lettres d’espoir avec des fils d’exil. De ces jeunes qui brûlent leur convocation militaire comme on brûle une lettre d’amour jamais lue. Et des autres, ceux qui y vont, le cœur lourd mais la loyauté pour seule armure. Elle ne choisit pas. Elle regarde. Elle comprend. Elle doute. Ego is not your amigo, me glisse-t-elle. Et je comprends qu’on peut tout fuir — sauf sa conscience.
Elle ne hiérarchise pas. Elle contemple. Et ce regard, à lui seul, désarme tous les manifestes. Elle ne croit pas aux camps. Elle croit aux visages. À ceux qui doutent et tiennent. Qui se contredisent sans se renier. Elle me parle de Tel-Aviv, de ces étudiants qui hurlent leur désaccord au pied des bombes. « Ceux-là, dit-elle, ils doutent debout. Et c’est parfois tout ce qui sauve une démocratie ».
Je l’admire. Je la crains un peu. Parce qu’elle a ce don de faire de l’amitié un miroir qu’on n’ose plus affronter. Elle oblige à se regarder sans tricher. Alors je baisse les yeux. Non de honte. Par respect. Par gratitude aussi, pour cette altérité vibrante, cette force tranquille qui me rappelle ce luxe rare : pouvoir encore débattre, contredire, s’indigner.
Je lui dis que nous aussi, on rêve. Même quand les rêves se font huer. Que ceux qui manifestent, même sous les roquettes, sont nos frères. Ceux qui parlent d’un État moral même quand la morale chancelle. Ceux qui font du doute une arme, et du désaccord un art de vivre. Ils sont notre force, et notre faiblesse — mais quelle faiblesse magnifique. Ces liens que l’on secrète… L’amitié, le sel de la vie, on y puise encore ce qu’on n’arrive plus à dire.
Je lui parle de notre pays. Où même les imbéciles ont leur micro. Où la loi a été inventée pour dompter le chaos, pas pour en faire un régime. Où le verbe résiste à l’ordre, même déclamé par les plus bruyants. Ce pays qui ne porte pas de masque, mais mille fissures. Et c’est ce qui le rend beau.
Elle sait qu’Israël n’est pas imperméable au raz-de-marée de l’imbécillité. Elle voit, comme moi, ce tsunami de slogans, cette embolie planétaire où la pensée se dissout entre deux vidéos de propagande et trois likes de complaisance. Des torrents de mensonges, des bottes envoilées à la mode, qui écrasent toute intelligence. Et Israël n’est pas épargné. Elle le sait. Elle le voit. Et elle reste. Fidèle. Debout.
Alors je lui réponds : ici, au moins, on discute. On crie. On rêve. On vote. On construit. Même dans le vacarme. En face ? Cinquante pays, un seul visage. Et pour celui qui dépasse, le sabre. Une seule tête, et celle qui dépasse est décapitée — pas au sens figuré.
Elle sourit. Un de ces sourires tristes, d’avant les réseaux sociaux. Un sourire qui dit tout, sans rien vendre.
Je l’aime, cette amie. Non parce qu’elle m’approuve. Mais parce qu’elle m’oblige. Elle me rappelle que la guerre ne commence pas avec les bombes, mais avec les silences. Que notre démocratie, avec ses bosses, ses ratures, ses cris, reste notre plus belle arme contre la nuit. Une folie douce, oui. Mais une folie qui fait tenir debout. Notre avantage concurrentiel.
Elle me renvoie à mes renoncements. À mes aveuglements. À mes petites lâchetés maquillées en compromis. Et pourtant, elle ne me juge pas. Elle me tend la main. Et dit : « On tient. On pense encore ».
Alors je trinque. À elle. À ceux qu’elle incarne. À ceux qui doutent mais ne renoncent pas. À ceux qui contestent sans trahir. À ceux qui aiment sans conditions. À ceux qui refusent de confondre fidélité et obéissance.
Notre ADN, conscient ou non, ne nous quitte jamais. Certains brûlent l’uniforme — mais d’autres envoient leurs fils l’endosser. Cette contradiction n’est qu’apparente. Elle est tension, donc vie. Elle nous symbolise.
Cette vieille flamme qu’on appelle amitié — elle est là. Brûlante. Dérangeante. Irréductible. Une musique alternative, un chant qui traverse les bombes sans s’y accorder. Une mémoire. Pas d’oubli chez nous. Ni pour ceux qui ne crient pas, ni pour ceux qui pleurent sans projecteurs.
Et les ponts, surtout ceux-là, on ne les brûle pas.
© David Castel