Tribune Juive

David Castel. « Fruit de lumière »

Le 16 juin 2025, une roquette tombe sur Tel-Aviv. L’onde souffle les vitrines de l’avenue Allenby. Mais les négatifs, eux, restent indemnes. Miraculés. Cachés comme des rouleaux dans une arche profane. Plus qu’un miracle : un rappel. Un rappel que l’image, comme Israël, ne meurt pas. Elle vacille, elle saigne parfois, mais elle ne disparaît jamais.

Le magasin s’appelait autrefois « HaTzalmania ». Aujourd’hui, c’est le « PhotoHouse ». Une simple échoppe, coincée entre un kiosque à journaux et un café rouillé. Mais derrière les vitres poussiéreuses, c’est toute une nation qui prend la pose. À travers l’objectif, un homme : Rudi Weissenstein. L’œil de l’État. Le seul à avoir photographié la déclaration d’indépendance d’Israël, ce 14 mai 1948, quand Ben Gourion a lu l’acte fondateur au-dessus d’un pupitre bancal, entouré de rideaux de théâtre et de micros en fer.

14 mai 1948. Ben Gourion lit l’acte fondateur au-dessus d’un pupitre bancal, entouré de rideaux de théâtre et de micros en fer
© Rudi Weissenstein

Rudi est né ailleurs. En Moravie. Dans l’Europe des tremblements. Il grandit avec une caméra en bois dans les mains et une ironie douce sur les lèvres. Il n’était pas poète, pas prophète, pas soldat. Il était mieux que ça : témoin. Ni juge, ni accusateur. Juste un homme debout, appareil vissé au cou, capturant les tremblements de l’histoire comme on recueille des miettes de lumière sur le sol.

En 1936, il fuit l’Europe. Il arrive en Palestine mandataire avec une Leica, des pellicules, une âme de chercheur, et une question en tête : comment figer un peuple en marche ? Il photographie tout : les travailleurs, les marchés, les mariages, les enfants, les bus, les barrages. Il photographie ce qu’on appelle alors le Yichouv, ce peuple en devenir, ce peuple qui a faim et qui espère.

En 1940, avec Miriam, sa femme, il ouvre l’atelier de leur vie. Ils appellent ça « Pri-Or ». Fruit de lumière. Titre modeste pour une révolution visuelle. Ensemble, ils collectent, classent, impriment. Il développe. Elle encadre. Il shoote. Elle vend. Elle parle cinq langues, rit comme une enfant, vend les images comme on vend un peu de chaleur.

Mais ce n’est pas un magasin. C’est un sanctuaire. Chaque image, une prière. Chaque négatif, un souvenir en veille. Une Tora d’ombres. Un midrash de visages. Ce que les livres ne disent pas, Weissenstein l’a vu : l’arrivée des Juifs du Yémen, le drapeau hissé au soleil, les visages noirs, blonds, barbus, hilares. Des hommes, des femmes, un peuple en train de s’inventer. La tendresse dans l’œil. L’exactitude dans le cadrage. La paix, dans chaque cliché — même ceux pris en guerre.

Après sa mort, Miriam a veillé. Deux décennies à classer, nettoyer, raconter. Puis ce fut le tour de leur petit-fils, Ben Peter, de reprendre le flambeau. Il déménage le magasin, continue d’imprimer, d’archiver, d’exposer. Il digitalise les négatifs. Une arche numérique. Une mémoire en pixels. Plus d’un million d’images. Un labyrinthe d’existences juives.

Et puis voilà qu’en 2025, la guerre touche Tel-Aviv. Encore. Encore une roquette, encore une peur. Mais les images ne brûlent pas. Ce qui est fragile ne tombe pas toujours. Il reste debout, parfois, parce que quelqu’un s’en souvient.

Il y avait, dans l’atelier de Rudi, un petit écriteau griffonné à la main : « Mes photos racontent ce que mes yeux voient ». C’est faux. Elles racontent bien plus. Ce que la mémoire veut sauver. Ce que le mensonge veut effacer. Ce que le cœur, seul, peut transmettre.

Ceux qui tuent aujourd’hui Israël veulent aussi tuer cette mémoire-là. Celle du kiosque à journaux, de la vieille femme qui tend une grenade, de l’enfant qui court avec un drapeau trop grand pour lui. Ce n’est pas seulement la guerre contre des corps, c’est une guerre contre des images. Contre ce qu’un peuple dit de lui-même.

Et c’est pour ça que le « PhotoHouse » tient debout. Pas seulement grâce aux briques ou aux assurances. Mais parce que chaque tirage est une réplique à la haine. Chaque cadre, une réponse au chaos. Chaque sourire en noir et blanc, une victoire sur l’obscurité.

Israël vit. Israël lutte. Israël se souvient.

Et Weissenstein, quelque part dans le ciel ou dans les pixels, continue de cadrer l’instant. Comme son modèle Henri Cartier‑Bresson qui disait « Quand je voyage, je regarde ce qu’on me montre et je photographie à côté », il ne photographie pas ce que l’on veut qu’on voie, mais ce que l’on cache. Il déplace l’œil là où l’histoire prend son souffle, là où l’ombre aime se terrer.

Peu importe que ce soit Tel‑Aviv, la Palestine mandataire des années 30 ou un marché en Chine. Il y a toujours cette part invisible : le visage creusé d’un enfant, un kiosque aux citrons, un kiosque au kiosque, un homme qui rit dans le chaos. C’est là que la mémoire se fait talmudique : celle qui ne s’arrête pas à la surface, mais interroge l’ombre, compose les silences, creuse les interstices.

Là où les ennemis sèment la peur, la liberté se défend avec la précision d’un viseur Leica, avec la clarté d’un négatif intact. Aujourd’hui, face à la mauvaise herbe de l’humanité qui vise tout interdire, « PhotoHouse » tient debout, photo après photo, souvenir après souvenir.

Rudi a dit : « Mes photos racontent ce que mes yeux voient ». Cartier‑Bresson, lui, ajoute : « Je pointe ailleurs. Et c’est cette même tension qui fait de l’image un acte politique, une lance silencieuse lancée contre l’effacement ».

Et toi, témoin, que regardes‑tu à côté de ce qu’on te montre ?‌‌

© David Castel

Photos: © Rudi Weissenstein

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