Tribune Juive

« Que faire d’un père indigne ? » Daniel Sibony a lu « Gicleur blues » d’Annie Fitoussi

Dans son roman, Gicleur blues[1], Annie Fitoussi égraine ses souvenirs tunisiens, son « exil » en France venant de son pays solaire, et d’autres détails qui me rappellent que les juifs tunisiens sont les plus doués de la Yddishkeit maghrébine, et que leur seul défaut c’est qu’ils ont connu le bonheur et ne s’en sont pas remis.

Mais elle, c’est une dure question qu’elle évoque : que faire d’un père et de sa mémoire lorsqu’il n’a pas été digne de respect ? Pourtant, il avait, me dit-elle, toutes les qualités pour être un homme, excepté l’esprit de famille, il était donc incapable de partager avec ses proches, c’est dire qu’il était  enfoncé dans son narcissisme mou dont il prenait le plus grand soin.

Alors que peut en faire sa fille ? D’abord en souffrir, puis tenter par l’écriture de franchir ce marasme. On sait que notre tradition a été nette là-dessus, la cinquième des Dix Paroles est claire : Respecte ton père et ta mère, autrement dit, Donne-leur le poids qui est le leur, cela t’aidera à ne pas le porter, ce poids.

Mais c’est bien là que le bâts blesse : comment ne pas porter le poids de leur négatif, ici celui du père, ailleurs, celui de la mère narcissique qu’on ne peut pas contredire quand elle a tort sans la faire exploser et rendre l’atmosphère invivable ? J’en connais dans ma clinique qui ont porté des décennies le poids de ce négatif sans pouvoir s’en arracher car c’est collant, et la colle c’est de l’amour. Un grand de l’écriture s’est essayé à ce règlement de compte, Kafka, avec sa Lettre au père, mais il ne l’a pas publiée, il n’a même pas pu la remettre à son destinataire.

Comment Annie Fitoussi, qui semble avoir dans le sang cette fiction et l’affliction qui l’accompagne, va-t-elle dissoudre sa souffrance sans tomber dans des pièges béants ? En tout cas, ce thème cosmique, chacun le traite à sa façon, même lorsque, fidèle à Freud, il cherche à « tuer le père ». Drôle d’expression, car on ne tue pas le père, on le situe, c’est déjà une gageure de le situer comme présent en tant qu’éclipsé et comme éclipsé en tant que présent. C’est ma version du meurtre du père, et l’auteure n’y déroge pas, elle qui tente de le situer dans un Entre-Deux qui ressemble à une lame de rasoir où elle risque de se blesser à chaque tournant, et où ce qui pourrait panser, c’est l’humour, c’est-à-dire la consolation d’être soi, d’avoir en soi des morceaux de pathos qui n’ont pas trouvé leur rire et qu’il faut très vite liquider, ne pas laisser s’empâter ; c’est comme de sculpter avec du plâtre, il faut faire vite, et pour mieux faire, elle ajoute des couleurs, du rouge pour le sang qui n’a pas coulé, et du bleu, non pas du Klein mais de la Méditerranée.

© Daniel Sibony

[1] « Gicleur Blues ». Annie Fitoussi. Les Editions Baudelaire. 28 mai 2025

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