Tribune Juive

La chasse à l’homme (juif) est-elle ouverte à Bruxelles?


Une carte blanche de Daniel Rodenstein, professeur émérite à l’UClouvain et membre de l’Institut Jonathas


Des affiches ont été placardées dans ma ville avec des visages de juifs et de juives accompagnés de leurs noms et prénoms et de la mention « He/She lobbies for genocide ». Se souvient-on des affiches antijuifs des années 1930 qui ont conduit d’honnêtes gens à l’indifférence ou à la haine et permit un génocide sans histoires ?


FRANCE, PARIS, 2023-10-31. Des etoiles de David, symbole de la religion juive et de l�Etat d Israel tagguees sur plusieurs batiments de la capitale. Ces etoiles de David ont ete dessinees au pochoir bleu sur plusieurs facades d immeubles du XIVe arrondissement de Paris. Une soixantaine de ces symboles sur des murs du 14e arrondissement de Paris. Un agent de la Mairie de Paris, proprete de la Ville de Paris nettoie le mur.
Photography by Riccardo Milani / Hans Lucas (Photo by Riccardo Milani / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP)

Que se passe-t-il dans mon pays pour que de tels actes voient le jour en 2025 ? ©Riccardo Milani / HANS LUCAS

Dans les films du Far West, dans les BD de mon enfance, il y avait souvent des affiches placardées sur les murs avec le visage d’un homme et la mention « WANTED », suivie d’un chiffre et le sigle $. C’était le visage d’un malfrat (ça, c’était clair, à cause de son regard cruel, sa barbe mal soignée, son rictus repoussant) recherché par la justice prête à payer une somme d’argent pour des informations menant à sa capture.

Je ne pensais pas voir dans mon présent des juifs signalés de la sorte dans la ville que j’habite.

Des affiches de ce type ont été placardées à Bruxelles tout autour du quartier européen la semaine passée. Des visages de juifs et de juives accompagnés de leurs noms et prénoms et de la mention « He/She lobbies for genocide ». Comme les affiches antijuifs typiques des années 1930 en Europe, où c’était un juif imaginaire, un juif archétype, qui assumait le rôle du malfrat assoiffé de sang, enserrant un globe terrestre avec ses doigts crochus se terminant par des serres. J’imagine que tout le monde voit bien de quoi je veux parler. Ces affiches faisaient partie du socle culturel antisémite de l’époque qui a conduit d’honnêtes gens à l’indifférence ou à la haine qui ont permis un génocide sans histoires. Je ne pensais pas voir dans mon présent des juifs signalés de la sorte dans la ville que j’habite. Voir et entendre à nouveau l’antique accusation de tueur d’enfant, de dominateur du monde, de sadique et sournois suceur de sang, que je n’avais jusqu’ici ni vu ni entendu au-delà des livres d’histoire ou d’un vitrail de la cathédrale de Bruxelles. Voilà qu’à Bruxelles, cela reparaît.
Jusqu’ici c’était l’autorité publique qui plaçait ces affiches, autant dans les films de mon enfance que dans les années 30. Cette fois-ci ce n’est pas le cas. Ce n’est pas le gouvernement (ou le shérif) qui accuse ces juifs de suppôts d’un génocide. C’est quelqu’un, qui a décidé qu’il était temps de rouvrir la chasse à l’homme (juif) en le désignant, photo, nom prénom, comme gibier non protégé. Liberté d’expression ? Incitation à la haine ou à l’exclusion ? Mais même, quoique ces gens pensent ou disent, a-t-on le droit de placarder la photo et l’identité de n’importe qui dans l’espace public ? Car quelqu’un a dû préparer ces affiches, les faire imprimer, recruter des gens pour aller les coller. Il s’agit d’une campagne, non pas d’une lubie subite passée par la tête de quelqu’un qui s’ennuyait.

Cela ne devrait pas pouvoir se produire en Belgique

Je dois dire que cela m’émeut. Il me semble que cela ne devrait pas pouvoir se produire en Belgique, ou à Bruxelles. On n’est pas en guerre à Bruxelles. Si on s’entretue à Bruxelles c’est pour le trafic des drogues, non pour des raisons religieuses (ou ethniques ou nationales ou raciales). Des gens qui n’ont pas commis de crimes ou de délits ne devraient pas se voir exposés à la curiosité ou à la haine dans la rue. Que se passe-t-il dans ce pays pour que de tels actes voient le jour en 2025 ?


L’écrivain Herman Brusselmans acquitté de violation des lois contre le racisme: « La Belgique vient de normaliser le discours de haine »

Monsieur Brusselmans voulait enfoncer un couteau dans la gorge de chaque juif qu’il croiserait. Il l’a pensé, il l’a écrit et il l’a publié. Pour ces faits l’Etat belge a considéré qu’il était dans son droit (NdlR : le parquet avait requis le non-lieu), car il avait fait cela dans le cadre de la liberté d’expression. C’est vrai qu’il n’avait dirigé sa haine contre quelqu’un en particulier, contre un juif en particulier ; c’était contre tous les juifs sans distinction, de façon indiscriminée. La Justice a acquitté Monsieur Brusselmans. C’est vrai aussi qu’il n’avait pas demandé à quiconque de l’aider en enfonçant un couteau dans la gorge de quelque juif qu’il croiserait. Il n’avait pas incité à la haine. Il n’avait fait qu’exprimer son souhait tout personnel.

Cependant, on dit parfois que les juifs sont comme les canaris dans la mine. S’attaquer à eux est facile, et peut ne pas coûter cher.

Est-ce que le fait de considérer que ce que Monsieur Brusselmans avait fait ne méritait aucune réprobation aurait encouragé d’autres, voyant le sort somme toute rassurant qui était le sien, à aller un cran plus loin en exposant des juifs particuliers nommément désignés à l’indignation et peut-être à la haine ? Est-ce que d’autres juifs devront faire face non seulement à des paroles, puis à des images mais aussi à des actes ? Les derniers juifs à faire l’objet d’un assassinat en tant que juifs en Belgique l’ont été en 2014. Beaucoup d’autres avaient fait l’objet d’attentats avant eux et il est devenu normal de voir les institutions juives protégées par la police. Je ne sais pas si la Justice belge va agir devant ces affiches placardées dans l’espace public, ou si elle va considérer que cela ne vaut pas la peine de s’en émouvoir. Cependant, on dit parfois que les juifs sont comme les canaris dans la mine. S’attaquer à eux est facile, et peut ne pas coûter cher. Mais après eux on s’attaque parfois à d’autres. Et comme dit une des versions du poème du pasteur Niemöller (1), « quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour me défendre »

(1) Ils sont d’abord venus chercher les socialistes, et je n’ai rien dit

Parce que je n’étais pas socialiste

Puis ils sont venus chercher les syndicalistes, et je n’ai rien dit

Parce que je n’étais pas syndicaliste

Puis ils sont venus chercher les juifs, et je n’ai rien dit

Parce que je n’étais pas juif

Puis ils sont venus me chercher, et il ne restait plus personne pour me défendre.


Créé en mars 2024 suite aux massacres du 7 octobre et à leurs répercussions en Europe, l’Institut Jonathas est un centre d’études et d’action contre l’antisémitisme et contre tout ce qui le favorise en Belgique.


Titre original : « Des visages sur les murs de ma ville »

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