
Conférence : « Réhabiliter le conflit, reconnaître la peur : réflexions sur le vivre-ensemble »
Mesdames et Messieurs,
Je m’appelle Charles Rojzman. Si je suis ici aujourd’hui, c’est parce que très tôt, j’ai été confronté à la violence du monde. Mes quatre frères, ainsi que mes grands-parents, ont été assassinés en Pologne. Cette histoire m’a profondément marqué, et toute ma vie, j’ai cherché à comprendre comment des êtres humains en viennent à se haïr, à se détruire, et surtout comment on peut — malgré tout — reconstruire du lien.
De cette quête est née une approche que j’ai appelée la Thérapie Sociale. Elle ne vient d’aucune école ni discipline préexistante, mais de l’expérience, du terrain, et du besoin vital de transformer la peur, la haine et la violence.
J’ai créé des écoles de formation à cette discipline dans plusieurs pays, et je suis intervenu moi-même régulièrement, en France, Suisse, Italie, États-Unis, Russie, Colombie, Rwanda, pour transmettre cette démarche et accompagner les personnes et les groupes confrontés aux conflits.
J’ai écrit de nombreux livres pour partager ce travail. Mon dernier, Les masques tombent, vient tout juste de paraître. Il parle de ce moment crucial où il faut affronter le réel sans fard. Aujourd’hui, je souhaite vous faire découvrir cette démarche d’écoute, de confrontation, et de courage.
Merci d’être ici aujourd’hui, dans un monde où les évidences deviennent suspectes, où les mots se figent dans des slogans, et où penser à contre-courant est parfois perçu comme une faute morale. Si nous sommes réunis, c’est sans doute parce que nous sentons que quelque chose ne va pas, que les discours consensuels sur la société ne suffisent plus à en apaiser les tensions. Alors parlons-en, sans haine, sans peur de penser, sans crainte du conflit. Car c’est peut-être là notre premier devoir citoyen : ne pas fuir la complexité.
Deux expressions reviennent inlassablement dans notre espace public, comme des mantras de notre temps : le « vivre-ensemble » et la « peur de l’Autre ». Ces deux formulations sont devenues des lieux communs, des évidences supposées, des piliers d’une mythologie contemporaine. On ne les interroge plus. On les répète. On les brandit comme des talismans censés conjurer les fractures sociales, les tensions culturelles, les violences ordinaires. Or, c’est précisément cette absence de questionnement qui mérite aujourd’hui d’être examinée.
Le vivre-ensemble, tout d’abord. Qui oserait remettre en cause une telle injonction ? Qui oserait affirmer que le vivre-ensemble n’est pas une vertu en soi ? L’expression semble incarner la quintessence du bien. Et pourtant, elle est devenue une formule creuse, un impératif moral vidé de son sens par une répétition incantatoire. On ne dit plus : « Nous devons apprendre à vivre ensemble malgré nos différences », mais « Nous devons vivre ensemble » — point. Comme si cette coexistence allait de soi, comme si elle ne nécessitait ni effort, ni cadre, ni confrontation des valeurs. Or vivre ensemble, ce n’est pas simplement coexister dans un même espace géographique. C’est s’affronter à la possibilité-même du désaccord, du conflit, de la séparation.
Ce qu’on appelle aujourd’hui « Vivre-ensemble » est un mensonge confortable pour ceux qui ne paient pas le prix de la coexistence. Une anesthésie générale. Une fabrique à lâcheté.
Le Vivre-ensemble n’existe que pour nous faire culpabiliser d’exister. On nous ordonne d’aimer l’autre, de le comprendre, de l’accueillir. Mais qui a jamais exigé cela de lui envers nous ? Où est la réciprocité ? Où est la reconnaissance ? Où est le respect ? Nulle part.
On nous apprend à haïr nos réflexes de survie. À rougir de notre mémoire. À renoncer à nos traditions au nom d’un « universel » qui ne s’applique qu’à ceux qui s’excusent d’être encore là.
Mais nous n’avons plus à justifier notre présence. Ni en France. Ni en Israël. Ni nulle part. Nous n’avons pas à « Vivre-ensemble » avec ceux qui nous veulent morts.
De l’autre côté de cette rhétorique se trouve la « peur de l’Autre », dénoncée, moquée, pathologisée. Cette peur serait une maladie de l’âme, une faiblesse morale, un vestige d’un passé xénophobe qu’il faudrait absolument dépasser. Celui qui dit craindre l’Autre est aussitôt soupçonné de repli identitaire, d’intolérance, voire de racisme latent. On le désigne, on le marginalise. Et on célèbre, en miroir, les apôtres de l’ouverture : ceux qui affirment n’avoir peur de rien, citoyens du monde, sans racines, sans frontières, sans attachement exclusif.
« Aimer ton prochain comme toi-même » ? Voilà ce qu’on nous répète, à nous, les Juifs, chaque fois qu’on nous frappe. Comme une gifle rhétorique.
Ce verset sacré, véahavta lere’akha kamokha, n’a pas été donné pour nous transformer en paillassons universels. Ce n’est pas un mot d’ordre pour la soumission, ni une bénédiction pour notre effacement. C’est un appel exigeant, intérieur, pour des hommes debout.
On a vidé la Torah de sa force. On l’a domestiquée. On l’a réduite à des slogans d’associations antiracistes financées par des États qui, dans le même souffle, flattent les assassins de nos enfants.
Il est temps de reprendre nos textes. De les arracher des mains de ceux qui les profanent à coups de morale de supermarché. Il est temps de dire : ce commandement n’est pas un suicide.
Mais faut-il vraiment croire que la peur est toujours injustifiée ? Qu’elle est toujours synonyme de rejet, de haine, de fermeture ?
Ce basculement ne date pas d’hier. Il s’enracine dans le traumatisme du XXᵉ siècle. Les totalitarismes, la Shoah, les guerres coloniales ont produit un réflexe compréhensible : celui de la méfiance absolue envers toute mise en cause de l’Autre. Ce fut la matrice de l’antiracisme d’après-guerre, qui a érigé une vision univoque : l’Autre est une victime structurelle, le dominant un coupable par essence. Cette pensée, héritière du « Plus jamais ça », s’est voulue un rempart contre le retour de l’inhumain.
Mais ce qui était au départ un correctif nécessaire à l’histoire européenne est devenu une orthodoxie idéologique, au point d’interdire toute interrogation sur les modalités concrètes du lien social dans les sociétés pluralistes. Nous sommes passés d’une analyse politique à une vision morale de la société. C’est là que s’est opérée une mutation anthropologique silencieuse mais décisive : la substitution du désaccord légitime par la culpabilisation du dissensus.
Ce qui pose problème aujourd’hui, ce n’est pas l’Autre en tant que tel — car l’altérité est constitutive de toute société —, c’est l’absence d’un cadre commun capable d’en organiser la coexistence. Or le multiculturalisme, dans sa version dogmatique, ne propose pas de cadre ; il postule une cohabitation harmonieuse de différences irréconciliables. Il évacue ainsi le conflit au profit d’un idéal abstrait de tolérance sans conditions.
Mais « Vivre ensemble » ne signifie pas coexister dans un espace neutre. Cela suppose la possibilité du conflit réglé. Or nous avons collectivement refoulé cette donnée fondamentale. À force de vouloir pacifier les rapports sociaux, nous avons abandonné l’idée même de confrontation ordonnée. Nous avons confondu paix et consensus, tolérance et indifférenciation, liberté et dissolution des normes communes.
Il est essentiel, à ce stade, de dissiper un malentendu : la peur de l’Autre n’est pas proportionnelle à sa différence visible ou culturelle. Ce n’est pas la couleur de peau, la langue parlée, la manière de s’habiller ou les préférences alimentaires qui provoquent la crainte. La peur ne naît pas de la simple altérité. Elle naît de la perception d’une violence potentielle — qu’elle soit physique, symbolique ou normative.
Nous en avons un exemple paradigmatique avec le moine bouddhiste dans le métro. Mais cette figure n’est pas isolée. Pensons au touriste japonais âgé et discret, au professeur de philosophie excentrique, à la vieille dame catholique pieuse, au militant écologiste radical mais non violent, ou au jeune adulte autiste. Tous sont, d’une manière ou d’une autre, des « autres » dans la société française. Leur altérité est manifeste. Et pourtant, ils n’inspirent pas la peur. Car ils ne cherchent ni à s’imposer, ni à subvertir les normes implicites du vivre-ensemble. Leur différence ne se traduit pas par une revendication agressive. Elle ne conteste pas l’ordre symbolique commun.
Il y a des différences qui désaccordent
La peur est une réponse non à la différence, mais à la désintégration présumée du cadre commun. Ce qui inquiète, ce n’est pas que l’Autre soit autre. C’est qu’il apparaisse comme porteur d’une logique incompatible avec la vie collective, d’une norme concurrente, ou d’un projet de rupture avec les règles implicites du vivre social. C’est précisément ce que la pensée multiculturaliste dogmatique ne veut pas entendre : qu’il y a des différences qui désaccordent, qui ne se laissent pas harmoniser sans friction, sans débat, sans conflit.
Mais il nous faut aussi dire un mot de ce que signifie, dans ce contexte troublé, aimer son prochain. Si nous reconnaissons la peur et le conflit comme éléments constitutifs du lien social, cela ne signifie pas l’abandon de la solidarité. Bien au contraire. C’est dans la conscience des tensions que peut s’exercer une forme véritable d’attention à autrui. L’éthique juive nous enseigne, dans sa radicalité même, que « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19 :18) ne signifie pas l’effacement de toute distance, mais la reconnaissance de la dignité de l’autre même quand il nous est étranger, même quand il nous dérange. Le Talmud rappelle : « Celui qui humilie son prochain en public, c’est comme s’il versait son sang » (Baba Metzia 58b). Et dans le traité Sanhédrin (37a), il est dit : « Quiconque détruit une âme, c’est comme s’il avait détruit le monde entier ; quiconque sauve une âme, c’est comme s’il avait sauvé le monde entier. »
Cette vision place l’autre au centre d’une responsabilité éthique infinie. Par ailleurs, le Talmud enseigne encore (Shabbat 31a), par la voix de Hillel : « Ce qui est haïssable pour toi, ne le fais pas à ton prochain. C’est là toute la Torah, le reste n’est que commentaire. Va et étudie. » Peut-on haïr son prochain envers et contre tout ? L’éthique juive répond : non. Il peut y avoir confrontation, séparation, méfiance, mais jamais dénégation de l’humanité de l’autre. Cette leçon ancienne demeure d’une actualité brûlante : aimer son prochain, ce n’est pas nier les conflits qui nous opposent à lui, c’est choisir de ne pas en faire le prétexte d’une indifférence ou d’une haine absolue.
Cette exigence prend une acuité particulière dans le contexte actuel marqué par la guerre à Gaza et les tensions croissantes entre Israël et l’Iran. Ces conflits, terriblement réels, tragiques, chargés d’histoire et de passions contraires, ne peuvent être pensés hors de la complexité des peurs, des violences subies, des ressentiments accumulés.
Dans l’esprit de cette conférence, il ne s’agit pas de nier l’existence de l’ennemi, mais de refuser la négation de son humanité. La polarisation actuelle, y compris en France, témoigne du danger d’une identité construite sur l’exclusion de l’autre.
À cet égard, la récente polémique entre moi-même, Charles Rojzman, et Delphine Horvilleur, montre à quel point la tension entre solidarité communautaire et ouverture à l’autre demeure un point sensible. Nous avons des désaccords profonds sur la manière de réconcilier l’exigence morale avec la réalité du conflit. Delphine Horvilleur affirme : « On ne fait pas de politique avec la haine de l’autre, même quand il est l’ennemi », soulignant une fidélité à l’éthique de la parole et du respect. Pour ma part, j’ai répondu que « le judaïsme sans main, sans prise sur le réel, est un judaïsme de l’illusion », rappelant qu’une éthique véritable ne peut faire l’économie du tragique et du conflit. Ce débat n’est pas un accident : il témoigne d’un clivage profond entre une posture de transcendance morale et une approche politique incarnée, inquiète, confrontée à la réalité. Mais c’est précisément parce que ces tensions existent qu’il faut continuer à parler, à penser, à ne pas clore le dialogue. Le désaccord assumé, fût‑il vif, vaut toujours mieux que le silence ou l’anathème.
Avant‑dernier point :
On a trahi le tikkoun. On en a fait une mode spirituelle pour bobos fatigués. Une petite kippa de tolérance universelle pour les bien‑pensants du Marais.
Mais le tikkoun, c’est un travail de survie. C’est rebâtir une colonne vertébrale dans un monde qui veut vous casser les reins. C’est transmettre. Enseigner. Construire des murs qui protègent. Des familles qui tiennent. Des synagogues qui n’ont pas honte. Des écoles qui ne baissent pas la voix.
Il faut arrêter d’attendre que le monde change. Il ne changera pas pour nous. Ou nous prenons notre destin à bras‑le‑corps — ou nous redeviendrons poussière.
C’est pourquoi il faut réhabiliter le conflit. Non pas le chaos, mais le conflit comme espace de reconnaissance de l’Autre. Le conflit, à la différence de la violence, suppose un rapport à l’altérité. Il reconnaît en face de soi un sujet légitime, avec qui on peut être radicalement en désaccord. Le conflit est un mode d’existence démocratique. C’est ce qui nous permet de nommer ce qui nous sépare, de poser des limites, de négocier, de renoncer parfois, d’affirmer aussi.
Le vivre‑ensemble n’est pas l’effacement des différences, mais la capacité de les problématiser sans les essentialiser. Ce n’est pas le refus de la peur, mais sa politisation. Ce n’est pas l’évitement du conflit, mais son encadrement dans les formes du droit et du débat.
Enfin :
J’ai vu mon peuple survivre à tout. Aux bûchers. Aux pogroms. Aux chambres à gaz. Aux attentats. Et pourtant, il continue d’aimer. Mais pas n’importe comment.
L’amour juif n’est pas naïf. Il est tragique. Il connaît la haine. Il sait ce que vaut la vie. Il ne se dissout pas dans l’universel. Il est un feu. Une fidélité. Une transmission. Une responsabilité.
L’autre nuit, un missile iranien a frappé un immeuble à Bat Yam. Il contenait des souvenirs. Des prières. Des douleurs.
Mes parents n’y vivaient plus. Mais leur amour y flottait encore.
Alors je persiste.
Parce qu’aimer, pour un Juif, ce n’est pas céder. Ce n’est pas pardonner tout. Ce n’est pas s’excuser d’exister.
Aimer, pour un Juif, c’est se battre. Pour la vérité. Pour la justice. Pour notre droit sacré à vivre. À haute voix. Sans honte. Et sans demander la permission.
Vivre ensemble, c’est accepter que l’unité ne soit jamais donnée, toujours à construire. Et surtout : renoncer à la facilité des évidences morales pour retrouver le chemin, plus exigeant, de la pensée politique.
Je vous remercie.
© Charles Rojzman