
Il est dans chaque peuple une blessure intime, invisible, d’où s’écoule le sang d’un consentement perdu. Dans les nations modernes, cette blessure prend le visage du reniement. Car notre temps n’a plus d’Hérode, mais des intellectuels — ces orfèvres du verbe qui n’accouchent plus de vérité mais de soupçon. À chaque guerre, surgissent ces voix venues du dedans, non pas pour avertir, mais pour accuser. En Israël, cette fonction sacrificielle est tenue par quelques noms désormais célèbres : Amira Hass, Gideon Levy, Yaïr Golan, et l’incontournable Shlomo Sand, celui-là même qui nie jusqu’à l’existence historique du peuple juif, comme on nierait ses propres os pour mieux se confondre avec la poussière.
Ces voix ne dénoncent pas des erreurs ; elles jettent l’anathème. Elles n’interrogent pas, elles condamnent. Au nom des droits de l’homme, elles livrent leur nation au tribunal de l’Histoire. Et le monde arabe — friand de ces reniements — se saisit de ces accusations comme d’un talisman : preuve offerte par les fils eux-mêmes que la maison est impure. Les ONG s’en délectent, les chancelleries s’en emparent, les universités occidentales les canonisent. Les noms changent, la mécanique reste : le juif dissident devient la caution morale du procès contre Israël.
Le phénomène dépasse les individus. Il s’incarne aussi dans des structures. En France, l’UJFP, qui s’affirme « juive et antisioniste », parle avec l’aplomb d’un ancien disciple devenu dénonciateur. Tsedek, réseau plus confidentiel mais tout aussi résolu, promeut une lecture du judaïsme où Israël n’est plus un refuge mais un oppresseur. Ces groupes ne défendent pas la paix : ils sculptent dans le marbre d’une morale froide le tombeau d’une solidarité ancienne. Ils se veulent l’anti-Israël juif, comme si seule la culpabilité donnait encore droit à la parole.
Les exemples historiques abondent. Il y eut la Légion des volontaires français sur le front de l’Est. Il y eut, chez les Juifs d’Europe, ceux que Theodor Lessing appela « les Juifs de soi », dévorés de haine intérieure, cherchant dans la dévotion à l’ennemi une forme de purification. Il y eut les communistes antinationaux, les écrivains devenus agents, les enfants frappant leur père au nom d’un avenir radieux. Ce sont toujours les mêmes figures : l’homme déraciné, croyant trouver dans la trahison une forme de salut.
Hannah Arendt parlait du « bannissement intérieur ». Elle savait que le traître commence par se couper de sa propre mémoire. Il ne tue pas le père : il le renie avec douceur, au nom du progrès.
Il est commode d’accuser sa patrie lorsque celle-ci a encore un nom, une frontière, une armée. Ce qu’on ne pardonne plus à Israël, ce n’est pas la guerre, mais l’existence. Shlomo Sand affirme que le peuple juif est une invention — et pourtant il continue à parler « en tant que Juif », comme si cette identité, qu’il nie, lui servait encore de drapeau. Amira Hass proclame qu’être journaliste, c’est être du côté des opprimés, mais oublie que la vérité n’est pas toujours du côté des perdants.
Cette posture relève d’un universalisme abstrait, sans sol, sans héritage, sans fidélité. On parle d’humanité quand on veut fuir l’homme réel. On cite Sartre, Fanon, Camus — mais à force de vouloir renverser tous les rapports de force, on ne défend plus que le vide. Et ce vide devient l’idole nouvelle : l’idéalisme sans amour.
La trahison, autrefois, se payait de l’exil ou de la corde. Aujourd’hui, elle se monnaie. Le traître devient chroniqueur. Le dissident obtient une résidence d’écriture. Le renégat est invité sur les plateaux. L’indignation est une rente. Elle donne droit à la parole, au prestige, aux subventions. L’UJFP, à travers ses campagnes contre le sionisme, trouve des relais auprès de fondations étrangères. Tsedek, discrètement financé par des structures militantes, joue la carte de la conscience morale, mais récolte les bénéfices d’un système où la dénonciation est toujours récompensée.
Comme disait Raymond Aron, « l’utopie est souvent l’alibi de l’impuissance ». Mais aujourd’hui, elle est aussi l’alibi du pouvoir. Les figures qui critiquent Israël deviennent les figures que l’Occident préfère : elles disent ce que l’Europe pense tout bas, elles absousent l’antisémitisme au nom de l’antiracisme, elles permettent de haïr les Juifs sans se dire antisémite, du moment que ces Juifs haïssent Israël.
Il faut le dire sans détour : tous ne sont pas des traîtres. Certains, peut-être, croient encore sincèrement à la justice. Mais il faut avoir le courage de voir que leur posture ne relève pas seulement de la morale : elle relève aussi d’un système. Un système où l’aveu public, la honte identitaire, la dénonciation de soi sont devenus des produits d’exportation. Un système où l’individu ne se lie plus à sa communauté, mais se vend comme contre-exemple.
Tocqueville rappelait que dans les démocraties, chaque génération est un peuple nouveau. La nôtre semble vouloir être un peuple sans origine. Elle ne croit plus qu’en l’innocence des victimes — même fictives — et en la culpabilité des nations. Et parmi ces nations, Israël est la dernière à ne pas renier son nom. Voilà pourquoi il faut le faire taire.
Mais le traître, toujours, se croit du côté de la lumière. Il oublie que l’homme n’est pas universel : il est un corps, un lieu, une fidélité. Il faut donc se souvenir, une fois encore, de la formule d’Orwell : « Le langage politique est fait pour rendre le meurtre respectable ». Et parfois, ce meurtre commence par le mot. Par une phrase bien tournée. Par un article de journal. Par un universitaire qui, de tribune en tribune, détricote son propre nom.
© Charles Rojzman