Tribune Juive

Mon shabbat à Tel Aviv. Par Raphaël Jérusalmy

Entre cafés en terrasse et portraits d’otages, un samedi de normalité fragile dans la Ville Blanche en temps de guerre

Boulevard Rothschild à Tel Aviv
© Miriam Alster/FLASH90

Ce samedi, il faisait si beau dans les rues de Tel-Aviv, si calme, si bon à vivre, que j’ai décidé de bouder l’actualité. En allant rejoindre un copain au café, du côté de la Rehov HaHashmal, je suis passé devant une synagogue où résonnaient les chants qui accompagnent la sortie du Sefer Torah. La ville était encore endormie, les rues presque désertes, baignant dans un calme aussi serein que celui qui règne sur une petite ville de province, en France, un dimanche matin. La nuit avait été calme. Pour une raison ou une autre, ni les Houthis du Yémen, ni les terroristes de Gaza, ne nous ont gratifiés d’une alerte aux missiles. Rien, en fait, n’évoquait un pays en guerre. Si ce n’étaient les rubans jaunes noués aux branches des arbres, les portraits des otages encore détenus à Gaza affichés le long des murs. J’ai eu une pensée pour eux, pour la dix-millième fois depuis le 7 octobre. Et puis, je leur ai demandé pardon de jouir de cette matinée ensoleillée, de cette brise printanière d’avant les grandes chaleurs. Et d’interrompre pour quelques heures mon combat pour leur libération.

Serge est arrivé sur son vélo de ville, avec le panier en treillis accroché au guidon. Nous avons commandé nos cafés, nos tartines, et nous nous sommes assis dehors, sur les petites chaises et tables en fer qui font du trottoir une terrasse de fortune. Autour de nous, les bobos du quartier dégustaient leur petit-déjeuner végan. Parmi elles et eux, des réservistes entre deux périodes de service ou en permission pour un week-end. Comme par collusion, nul d’entre eux n’a mentionné « la situation ». J’ai entendu parler de mode, de voyages, de films et romans qui venaient de sortir, de bonnes adresses pour dîner à Haïfa, Athènes, Amsterdam, New Delhi. Avec Serge, comme on ne s’était pas vus depuis un bout de temps, on a brièvement geint et pleurniché sur l’époque que nous traversons, le coût de la vie, la chute libre intellectuelle et morale de la planète. Mais nous avons vite rejoint le consensus général, pour discuter bouffe et bouquins.

À l’heure du midi, je suis allé chez des copains fêter le premier anniversaire de leur petite-fille, Inbar. On a trinqué à sa santé, soufflé pour elle les bougies du gâteau. Il y avait de gros ballons gonflés à l’hélium qui se balançaient au dossier des chaises. J’ai, malgré tout, dû intervenir sur i24 news en hébreu, à quatorze heures, pour parler des corps d’otages retrouvés – en Israël, on dit « libérés » – et des gangs de Gaza qui font la guerre au Hamas. Ce passage à la télévision m’a semblé irréel. Comme s’il avait lieu dans un autre monde sans gâteaux, ni ballons. Comme un mauvais rêve dont il faut vite se réveiller. Une fois l’interview par Zoom terminée, je suis retourné au salon pour reprendre de la salade et du houmous. Pour reprendre une vie normale, en somme. Ou du moins, pour faire comme si elle l’était.

Dans l’après-midi, on s’est retrouvés avec Serge pour notre partie de pétanque sur le boulevard Rothschild dont les flamboyants tropicaux croulent sous les fleurs rouges. Des badauds nous ont demandé comment s’appelle ce jeu. Pétanque, leur avons-nous dit. Pédante ? Bédanque ? Ont-ils tenté de répéter avec un accent soi-disant français. Et quelle en est la règle ? Des fidèles, kippa sur le crâne, sont passés, en chemin vers les prières de Minha et Arvit. Des jeunes en route vers la manif’ du samedi soir pour la fin de la guerre et la libération des otages. Des familles musulmanes endimanchées partant célébrer la clôture de l’Aïd el-Adha dans les restaurants arabes de Jaffa. D’autres familles revenant d’excursion dans la vallée de Sharon ou en basse Galilée. Des jeunes couples traînant, main dans la main, pour le plaisir de traîner. Et se tenir la main.

Les premières chauves-souris ont commencé à virevolter entre les immeubles. Les premières lumières se sont allumées aux fenêtres. C’était la fin d’une belle journée. Loin de la guerre, au beau milieu de la guerre. Loin de la haine du monde. Loin du tourbillon de l’histoire. Dans les rues de Tel-Aviv, où nous avons fini notre partie de pétanque à regret. Nous séparant sur un « Shavoua Tov », en un adieu à ce jour hors du temps que le Shabbat nous offre, semaine après semaine, quoi qu’il arrive. Et qui brille de toute sa splendeur, ici, en terre d’Israël.

© Raphaël Jérusalmy

Ancien officier du renseignement militaire israélien, Auteur d' »Evacuation » chez Acte Sud, Raphaël Jerusalmy est analyste politique sur i24News

Source: i24News

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