Il y a quelques années, j’ai animé plusieurs rencontres entre israéliens et palestiniens — des moments suspendus, hors du tumulte, où l’homme se découvre face à l’homme, dépouillé de son drapeau, de son drame, de son rôle de victime ou de bourreau. Ces rencontres avaient lieu en territoire palestinien, dans cette terre tourmentée, grise de poussière et de colère, où l’histoire suinte des pierres, des murs, des regards.
Les Israéliens venaient là, volontaires, mus par je ne sais quel désir — folie de paix ? besoin d’échapper à leur propre enfermement ? — tandis que les Palestiniens, eux, étaient là presque malgré eux, enrôlés sous de faux prétextes par des complices arabes israéliens. Et pourtant, malgré l’asymétrie initiale, malgré les soupçons, le travail a commencé. Ils se sont rencontrés. Ils ont dialogué. Au début, bien sûr, il y eut la véhémence, la violence verbale — surtout de la part des Palestiniens, il faut le dire — comme si le seul langage possible était celui de la colère, du ressentiment, de l’accusation.
Mais peu à peu, sous l’effet d’un processus fragile, quasi alchimique, une fissure s’est ouverte dans la carapace des identités. Une confiance ténue est née. Ils ont commencé à parler vrai, à parler d’eux-mêmes, de leurs douleurs intimes, de la violence tapie dans leurs propres sociétés, dans leurs familles, et non plus seulement de l’ennemi essentialisé — « l’occupant », « le terroriste ». Petit à petit, ils ont cessé de se voir comme des abstractions, comme des figures figées du conflit, pour se reconnaître comme des êtres de chair, vulnérables, meurtris. Ils ont parlé de leurs vies réelles, des souffrances vécues, des humiliations, des pertes.
Et là, dans cet espace arraché au chaos, est née une fraternité étrange, presque miraculeuse, émouvante. Mais comme toujours, ce qui s’épanouit dans l’ombre est vite fauché par la lumière crue du dehors. Ces dialogues ont été rendus impossibles par des forces extérieures, des groupes qui ont menacé de mort les Palestiniens, les accusant de « normalisation », de trahison, de pactiser avec l’ennemi, de valider par le simple fait de la rencontre l’existence juive sur cette terre.
Car le nœud est là : au-delà des individus, il y a le mur des idéologies, des endoctrinements, des récits officiels, de ce refus abyssal, entretenu par les élites arabo-musulmanes, d’accepter l’existence d’un État juif souverain. Non seulement souverain, mais — comble de l’humiliation — en position, parfois, de dominer, grâce à ses sciences, sa technologie, face à un monde arabe enlisé dans ses archaïsmes, plombé par une religion qui perpétue le patriarcat, l’infériorisation des femmes et des minorités, et se révèle dramatiquement inadaptée à la modernité.
En fin de compte, pour qu’il y ait une paix, il faudrait que le réel existe. Que chacun accepte ce fait juif, ce fait israélien, non comme une anomalie, non comme une humiliation, mais comme une donnée irréductible du monde. Que la propagande cesse, que les uns et les autres se confrontent au réel, sans masque. Mais il faudrait aussi que, tout autour, le monde occidental renonce à ses postures victimaire, décoloniale, repentante, héritées d’un christianisme devenu fou, d’un néo-marxisme tiers-mondiste qui infantilise les Arabes, les fige dans un statut de victimes éternelles.
J’aimerais m’y employer. J’aimerais arracher les mensonges, dénouer les fils des propagandes, amener chacun à parler non pas avec la voix des idéologies, mais avec la vérité nue de ce qu’il connaît, de ce qu’il vit. Mais est-ce encore possible ? N’est-il pas déjà trop tard, face à l’évolution contemporaine de l’islam, travaillé par le ressentiment, mû par une volonté de conquête, et qui, au fond, refuse d’admettre l’autre, le juif, le différent ?
Peut-être, oui, peut-être faudrait-il aller plus loin : peut-être faudrait-il, pour que cesse l’endoctrinement à la haine, pour que soit brisé l’engrenage infernal de la jeunesse palestinienne dressée contre l’existence même de l’autre, qu’il y ait une défaite totale. Une défaite comparable à celle du nazisme en 1945, une défaite infligée par les armes, par la force, une défaite qui anéantisse non pas un peuple, mais une idéologie — qui détruise la machine à produire de la haine, qui arrache la cause palestinienne aux régimes autoritaires qui s’en servent pour broyer, depuis des décennies, les aspirations légitimes de leurs propres populations à la liberté, à la dignité.
Je n’ai pas de réponse. Mais je sais que tant qu’il reste des hommes pour vouloir dire le vrai, pour refuser les récits imposés, pour affronter le réel, alors peut-être, oui peut-être, il reste une brèche dans le mur. Une brèche mince, tremblante, mais encore ouverte.
© Charles Rojzman
Vient de paraître: « Les Masques tombent, le réel, arme secrète de la démocratie »
Quatrième de couverture :
« Sous les secousses visibles d’une époque en crise, quelque chose de plus profond vacille. Une âme. Celle d’un monde qui ne sait plus très bien ce qu’il cherche, ni ce qu’il fuit.
Dans l’âme de fond d’une société en crise, l’auteur descend au plus intime de la tempête. Il ne s’attarde pas aux symptômes — désordres politiques, fractures sociales, angoisses climatiques — mais tente d’en écouter le souffle souterrain, ce murmure confus d’une civilisation en perte de sens.
Quel est ce mal diffus qui ronge les sociétés modernes ? Quelle fatigue secrète traverse les individus, les peuples, les discours ? Et si la véritable crise n’était pas tant celle des systèmes, mais celle du cœur, de l’imaginaire, du lien ?
