
La littérature a souvent abordé la perte de la mère comme un bouleversement existentiel, une épreuve fondatrice et terrifiante. Non pas seulement parce qu’elle arrache un être aimé, mais parce qu’elle trouble l’ordre du monde, brise une forme d’absolu.
Pour Romain Gary, dans « La Promesse de l’aube », sa mère n’est pas seulement une femme : elle est destin, étoile, moteur. Quand elle meurt, c’est tout un mythe qui s’effondre. L’écriture devient alors un acte de résurrection, une tentative de prolonger son souffle dans la phrase. Le deuil ne se résout pas : il se transforme en fidélité, en promesse tenue coûte que coûte.
Chez Albert Cohen, dans « Le Livre de ma mère », la perte devient presque insupportable, tant l’amour filial y est absolu. Le narrateur confesse une douleur nue, sans défense, parfois même une honte d’avoir négligé l’amour d’une mère trop simple, trop discrète, trop vraie. La littérature est là pour réparer, autant que faire se peut, le retard du cœur.
Marcel Proust, dans « À la recherche du temps perdu », évoque la disparition de sa mère à travers une douleur presque indicible, enveloppée dans la texture même de son écriture. Elle est une absence qui hante les phrases, une blessure sans cri. La perte n’est jamais traitée frontalement, mais elle suinte dans chaque souvenir, chaque silence.
Chez Camus, dans « Le Premier Homme », la figure maternelle est centrale, presque sacrée. Même si elle est peu démonstrative, sa présence est celle d’un roc. Quand elle s’efface, c’est tout un lien au monde et à l’Algérie natale qui vacille. Il y a une terre perdue, et une mère avec elle.
Et puis il y a Christian Bobin, dont « La plus que vive » pourrait être l’un des textes les plus lumineux et désespérés sur la mort d’un être aimé — ici non la mère, mais l’on y sent malgré tout cette même panique du vide, ce besoin d’inventer une parole pour lutter contre l’invisible. Chez lui, l’amour devient une flamme qui survit au souffle de la mort.
La terreur, dans toutes ces œuvres, naît de l’irrémédiable : celle qui portait la vie n’est plus. Et l’enfant que nous sommes tous quelque part — même à 50 ou 70 ans — se retrouve seul dans l’immensité du monde. Il n’y a plus de refuge, plus de témoin absolu. La perte de la mère est alors comme une sortie brutale de l’enfance, une nuit sans veilleuse.
Mais c’est aussi là que la littérature trouve sa nécessité : elle nomme l’indicible, elle invente des phrases pour retenir un peu d’amour dans l’oubli. Elle ne console pas, mais elle éclaire.
Parfait, voici la suite et conclusion de cette réflexion littéraire avec des évocations de Perec et Kessel, deux voix singulières face à l’absence et à la mémoire :
Chez Georges Perec, la question de la perte, et en particulier celle de sa mère disparue en déportation, hante toute son œuvre. Mais elle est souvent dite en creux, dans l’ellipse, dans les blancs de la page. Dans « W ou le souvenir d’enfance », il écrit à la fois deux récits : l’un fictif, l’autre autobiographique, l’un pour dire, l’autre pour contourner. Le nom de sa mère, Céline, n’apparaît qu’une fois, à peine soufflé. Ce silence est bouleversant. L’épreuve de la perte devient, chez lui, un jeu douloureux avec la langue, comme si l’oubli menaçait tout et qu’il fallait construire des labyrinthes pour retrouver une image, un mot, une tendresse. La peur, chez Perec, n’est pas celle de la mort, mais celle de la disparition sans trace.
Quant à Joseph Kessel, la figure maternelle apparaît plus discrètement, mais il aborde la mort avec une intensité farouche. Dans « Les Mains du miracle » ou « Le Lion », ce sont d’autres formes de séparation, d’arrachement, qui résonnent avec une tonalité presque sacrée. Kessel avait cette capacité rare de voir dans chaque destin humain une épopée intérieure. Si sa mère n’est pas toujours au centre, la perte, elle, y est omniprésente : perte d’un monde, d’un amour, d’une innocence. Kessel ne craint pas de regarder en face la douleur, et son style — à la fois charnel et lyrique — fait de la mort un combat, non une résignation.
Chez ces deux auteurs si différents, la perte de la mère, réelle ou symbolique, devient un moteur d’écriture. L’un en fait un puzzle d’absence, l’autre une source de feu. Tous deux montrent que l’écriture est peut-être ce geste fragile et vital par lequel on essaie de retenir ce qui s’efface, de faire durer un peu plus longtemps ce qui fut aimé.
La littérature, face à la disparition de la mère, ne propose pas de consolation facile. Elle ne remplace pas l’étreinte perdue. Mais elle trace des lignes de résistance, des chemins de mémoire. Elle dit que même si la terreur est là, elle peut devenir beauté, silence habité, ou lumière entre les mots.
© Hubert Bouccara
Fondateur en 1990 de « La Rose de Java », librairie spécialisée dans les éditions rares et dans l’œuvre de Henry de Monfreid, Paul Morand, Romain Gary et Joseph Kessel et Maison d’édition française, Hubert Bouccara, interviewé sur LCI, avait dit avoir nommé sa boutique « La Rose de Java » parce que le jour de ses 22 ans, Kessel lui avait offert le manuscrit de ce livre.
« Hubert Bouccara et Joseph Kessel », ce fut, l’été dernier, chaque jour, durant une semaine, une « histoire » racontée par Le Figaro. Le libraire fut par la suite invité à donner une conférence sur Kessel à La Sorbonne-même. Elle eut lieu le 3 décembre 2024, à l’Amphi Oury.