À propos d’un mensonge moderne : le palestinisme
L’imposteur n’est pas un homme qui ment. Le menteur est vulgaire : il triche avec les cartes de la réalité. L’imposteur, lui, change les règles du jeu. Il remplace la table, le tapis, les cartes et les joueurs. Il est artiste, stratège, poète de la falsification. Il impose un récit. Il ne veut pas convaincre : il veut qu’on le suive. Et il ne s’empare pas d’un pouvoir ordinaire — il s’empare des âmes.
On dit qu’il agit pour l’argent, la gloire, la domination. En vérité, il agit pour autre chose : le plaisir de faire plier le monde à une fiction. La jouissance froide de voir des foules croire à une histoire cousue de fil noir, parce qu’elle leur va comme un uniforme d’opérette.
Jules Romains, dans l’Europe de 1944, pensait avoir vu le pire. Il croyait que l’imposture était l’apanage des monstres, des tribuniciens de la haine, des prophètes de la mort. Il n’avait pas tort. Mais il n’avait pas tout vu.
Les imposteurs reviennent toujours. Comme les modes. Comme la peste. Ils changent de visage, de slogans, de drapeaux. Ils sont modernes, propres, progressistes. Ils portent des baskets blanches et des idées rouges. Leur discours ne sent plus la poudre : il sent la pitié tiède, la compassion formatée, la bonne conscience bio. Mais leur méthode, elle, reste intacte. Primitive. Diabolique.
Ils frappent l’imaginaire comme on frappe une bête : pour la faire réagir. Ils caressent les nerfs, jamais l’intellect. Ils n’expliquent pas : ils accusent. Ils ne démontrent pas : ils désignent. Ils offrent des légendes, pas des vérités. Leur morale est un décor, leur cause une mise en scène. Ce ne sont plus des dictateurs : ce sont des dramaturges. Et nous, les spectateurs. Captifs. Consentants.
Les Lumières, ces vieilles dames ridées, avaient rêvé d’un monde éclairé. Elles avaient cru qu’il suffirait d’instruire pour libérer. On y croyait encore, à l’époque de Victor Hugo, ce prophète de bibliothèque qui imaginait fermer une prison en ouvrant une école. Quelle naïveté. Quelle foi touchante dans l’alphabet et l’imprimerie.
Mais le XXe siècle est passé par là. Il a violé toutes les belles espérances. Il a montré que l’instruction n’immunise pas contre la barbarie : elle la raffine. L’Allemagne des philosophes, des mathématiciens, des musiciens, fut aussi celle des camps. Le docteur de l’âme et le technicien de la mort logeaient dans le même crâne. Il ne manque pas de livres dans un goulag. Ce qui manque, c’est le courage de penser contre soi.
L’éducation sans esprit critique, c’est un sabre sans poignée. Une lame dans les mains d’un somnambule. Et les imposteurs modernes le savent mieux que personne. Ils ne s’adressent pas aux ignorants : ils s’adressent aux cultivés. Ils parlent le langage des intellectuels, le ton de la vertu. Ils susurrent leur poison dans les amphithéâtres, les studios, les rédactions. Et les meilleurs d’entre nous — les plus sincères, les plus idéalistes — en deviennent les caisses de résonance.
C’est ici que naît ce que l’on peut appeler le palestinisme.
Attention. Il ne s’agit pas de la cause palestinienne — qui est tragique, réelle, douloureuse. Il ne s’agit pas de ces hommes et femmes qui, comme tant d’autres peuples, paient le prix des guerres, des trahisons, des fanatismes. Non. Il s’agit d’une fabrication. D’un mythe. D’une épopée de papier mâché. Le palestinisme, c’est la version contemporaine de la Passion. Le Palestinien devient le Christ moderne. Supplicié, sacré, éternel. Et face à lui, toujours le même Judas : l’Israélien. Ou mieux encore : l’Occidental.
Ce récit a conquis les esprits, même les plus brillants. Il n’a pas besoin de vérité : il a des images. Des symboles. Des hashtags. Il n’a pas besoin d’histoire : il a l’indignation. C’est une cause qui se consomme debout, dans la rue, entre deux slogans, ou assis, sur les plateaux télé. C’est une cause facile. Une cause esthétique. Une cause rentable.
Et les meilleurs se précipitent. Ils manifestent. Ils proclament. Ils signent, en chœur. Ils hurlent des mots dont ils ne connaissent ni l’origine ni les conséquences. Ils parlent de géopolitique comme on parle d’un film vu en streaming. Ils connaissent les martyrs par leur prénom — mais pas les traités, pas les cartes, pas les faits. Ils sont sincères, c’est vrai. Mais leur sincérité est une offrande à l’erreur.
L’imposture ne triomphe jamais seule. Elle triomphe avec l’aide de ceux qui la croient noble. Elle se nourrit de cœurs bien intentionnés. C’est là son génie : faire du mensonge un acte moral. Et ceux qui s’y abandonnent ne sont pas les manipulateurs — ce sont les messagers. Les serviteurs fidèles. Les idiots magnifiques.
Or cette folie douce, cette ivresse de croire à tout ce qui sonne juste, est le vrai mal de notre époque. Nous avons oublié que penser est un effort. Que comprendre est une ascèse. Nous confondons empathie et lucidité. Nous croyons qu’aimer les opprimés suffit à dire le vrai. Et l’imposteur nous regarde, du haut de sa scène, sourire aux lèvres. Il n’a même plus besoin de mentir. Il lui suffit d’attendre qu’on reprenne ses mensonges avec ferveur.
Le remède ? Ce n’est pas l’éducation seule. C’est le doute. Non pas le scepticisme stérile, celui des cyniques confortables. Mais le doute actif. Celui qui ralentit le jugement, qui résiste à la meute. Celui qui ose dire : je ne sais pas tout. Je veux vérifier. Je refuse de crier avec la foule, même si elle pleure.
La nuance n’est pas lâcheté : elle est héroïsme. Dans un monde qui veut des coupables clairs et des victimes immaculées, refuser de simplifier, c’est déjà désobéir.
Car l’imposture, aujourd’hui, ne porte plus l’uniforme. Elle porte la larme. Elle ne crie pas « guerre » — elle murmure « justice ». Elle n’ordonne pas — elle suggère. Elle n’impose pas — elle séduit. Et c’est ce qui la rend presque invincible.
Il ne nous reste que la solitude de penser à rebours. C’est peu. Mais c’est tout.
© Charles Rojzman
A paraître demain 23 mai : « Les Masques tombent, le réel, arme secrète de la démocratie »
Quatrième de couverture :
« Sous les secousses visibles d’une époque en crise, quelque chose de plus profond vacille. Une âme. Celle d’un monde qui ne sait plus très bien ce qu’il cherche, ni ce qu’il fuit.
Dans l’âme de fond d’une société en crise, l’auteur descend au plus intime de la tempête. Il ne s’attarde pas aux symptômes — désordres politiques, fractures sociales, angoisses climatiques — mais tente d’en écouter le souffle souterrain, ce murmure confus d’une civilisation en perte de sens.
Quel est ce mal diffus qui ronge les sociétés modernes ? Quelle fatigue secrète traverse les individus, les peuples, les discours ? Et si la véritable crise n’était pas tant celle des systèmes, mais celle du cœur, de l’imaginaire, du lien ?
Entre essai poétique et méditation lucide, ce livre invite à un face-à-face avec notre époque — non pour y chercher des coupables, mais pour y retrouver ce qui fait encore vibrer, dans les ruines, l’écho d’un avenir possible ». Charles Rojzman
