CONTRIBUTION / OPINION. En renonçant à exercer la force légitime, l’État français a laissé proliférer une nouvelle féodalité urbaine. Terroristes, narcotrafiquants et juges militants redessinent la carte du pouvoir. Pendant ce temps, les gouvernants maquillent leur impuissance sous des postures communicationnelles vides de sens.

Aujourd’hui en France, où se situe la réalité du pouvoir ? Dans les mains d’un ministre incapable de gérer quelques ados délinquants et encore acnéiques, ou bien chez un jeune chauffard qui, certain de son impunité, écrase froidement un policier suite à un refus d’obtempérer ?
Pouvoir, masses et massue
Certains pensent que le pouvoir, c’est d’abord de prélever les impôts, tandis que d’autres estiment que c’est plutôt contrôler les ressources essentielles (nourriture, eau, énergie), ou encore la possibilité de restreindre les libertés d’expression, de réunion et de circulation. Tout ceci est sans aucun doute fondé. Revenons-en toutefois à la source primitive du pouvoir : chez nos ancêtres préhistoriques, l’homme qui exerçait le pouvoir était le guerrier en mesure de broyer le crâne des autres membres du clan ou des ennemis sous sa massue ; soit celui qui déterminait qui avait le droit de vivre et qui devait mourir. Bref, Cro-Magnon gouvernait et protégeait les masses par la massue.
Le pouvoir c’est la coercition. Et la coercition absolue, autrement dit le pouvoir suprême, c’est appliquer la peine capitale. Thomas Hobbes, partant du principe que l’homme est naturellement violent, affirme dans son Léviathan que seul l’État (incarné par le souverain) peut et doit préserver la paix civile par la répression, y compris en ayant recours à la peine de mort s’il le faut. C’est ce que Max Weber appellera plus tard, dans Le Savant et le Politique, le « monopole de la violence physique légitime », un monopole qui doit demeurer le privilège de l’État, afin de garantir le contrat social.
Résumons-nous : dans sa plus stricte expression, réduite à l’os, l’essence du pouvoir peut donc s’interpréter comme le droit exclusif d’administrer la peine capitale. Or, qui, aujourd’hui en France, dispose de ce privilège que l’on peut qualifier à la fois de pouvoir primaire et ultime ? Qui tient dans sa main la massue préhistorique ? Est-ce le ministre de l’Intérieur avec sa massue en mousse constituée d’une police devenue la cible quotidienne des criminels ? Est-ce le garde des Sceaux dont les prisons sont attaquées un peu partout sur le territoire national ? Sont-ce des magistrats souvent plus préoccupés de militantisme politique que de rendre la justice au nom d’un peuple français qu’ils ne protègent plus ?
Privatisation de la peine de mort
Si l’on s’en tient à cette évidence que c’est celui qui décide de la vie ou de la mort des autres membres de la société qui détient également l’essence du pouvoir, on constate que le gouvernement de la République a l’apparence du pouvoir, mais ne l’exerce pas véritablement. En effet, l’abolition de la peine de mort — en fait le renoncement de l’État au « monopole de la violence physique légitime » — a abouti au transfert de ce monopole à des individus ou à des groupes criminels.
Dans le cadre d’un ultralibéralisme rhizomique qui déborde de la sphère économique pour infecter tous les aspects de la société, la peine capitale n’a pas été véritablement abolie ; elle a été privatisée au profit de la pègre, des cartels de narcotrafiquants et des terroristes. Bref, depuis 1981, le pouvoir exécutif a abandonné le pouvoir d’exécuter aux criminels. Ainsi, l’homicidité (soit l’addition des meurtres et des tentatives de meurtre) est en très forte hausse ces dernières années dans l’hexagone. Selon le criminologue Alain Bauer, elle atteindrait actuellement le chiffre de 4000 homicides ou tentatives d’homicide par an, notamment en raison d’une explosion conjointe de la violence des mineurs et des narcomicides, sans oublier les attentats terroristes récurrents. Aujourd’hui, n’importe quel narcotrafiquant mineur est infiniment plus puissant qu’un juge, que le ministre de l’Intérieur, que le Premier ministre ou que le président de la République lui-même, dans la mesure où ledit mineur peut appliquer immédiatement, par le truchement d’un Kalachnikov, la peine capitale à l’égard de quiconque, policier ou concurrent, se met en travers de son « business ». De même, un terroriste, soumis au droit commun — c’est-à-dire considéré comme un simple voleur de pommes alors qu’il nous fait la guerre —, ne risque pas sa vie, mais tout au plus quelques années de prison, avec l’agrément d’une salle de fitness financée par les impôts prélevés à la famille de ses victimes.
En rendant au nom de leur divinité ce qu’ils pensaient être la justice, les terroristes Abdoullakh Anzorov et Mohammed Mogouchkov, assassins des enseignants Samuel Paty et Dominique Bernard, ont exercé réellement le pouvoir ; tandis que Gérald Darmanin et Eric Dupont-Moretti n’ont pas été capables d’expulser Dahbia Benkired, jeune femme pédophile de 50 kg sous OQTF et qui a ensuite assassiné Lola, 12 ans.
Ultralaxisme judiciaire et ultralibéralisme économique : un mariage déraison
À l’origine de l’explosion des violences criminelles, on peut sans doute épingler l’idéologie du laxisme compassionnel. Cette idéologie, prégnante au sein de la très politisée magistrature française, conduit à ne pas enfermer un criminel violent avant la ixième récidive, ou bien à le relâcher bien avant qu’il n’ait purgé l’intégralité de sa peine.
Mais cet ultralaxisme judiciaire peut également s’interpréter comme le versant sociétal de l’ultralibéralisme économique. En effet, si l’ultralaxisme judiciaire est l’engrais de la violence, l’ultralibéralisme économique en est le terreau. Ainsi, le trafic de drogue en pleine croissance n’est rien d’autre que la réalisation d’un marché capitaliste chimiquement (si j’ose dire) pur, c’est-à-dire la stricte application de la loi de la jungle : l’État n’intervient pas, la concurrence s’élimine à l’arme automatique, il n’y a pas de taxes à payer et aucun droit du travail à respecter. Les dealers sont simplement des traders de la mort qui spéculent sur la vie de leurs clients toxicomanes, soit une version juste un peu plus déréglementée du Big Pharma capitaliste. À cet égard, force est de constater que, chaque jour, la prophétie macronienne s’accomplit : dans certaines cités, grâce au lucratif marché de la poudre (« de perlimpinpin » ?), des « gens qui ne sont rien » (et dont le profil ne correspond pas forcément à celui des « gaulois réfractaires ») ont juste à « traverser la rue » pour « trouver un travail » et devenir des « premiers de cordée »…
Comme au temps de la déliquescence de l’empire carolingien, quand les comtes s’attribuaient indûment les pouvoirs régaliens (dont le plus important est le droit de rendre justice), des pans entiers du territoire échappent aujourd’hui au contrôle de l’État : qualifiés pudiquement de « quartiers sensibles » par la majorité des médias et des responsables politiques, il s’agit en fait de « territoires perdus de la République », selon l’analyse de l’historien Georges Bensoussan. Certains « quartiers sensibles » (surtout de la gâchette) sont désormais passés sous l’autorité conjointe des prêcheurs salafistes et des narcotrafiquants qui y ont reconstitué ensemble une organisation sociale de type féodal : aux islamistes le pouvoir spirituel, aux dealers le pouvoir temporel ; aux premiers le pouvoir de prononcer la peine de mort par le djihad ou la fatwa, aux seconds le pouvoir de l’appliquer par l’empoisonnement ou par la fusillade.
Dans certaines banlieues, l’hybridation criminelle entre « l’opium du peuple » et l’opium tout court — le second finançant parfois le premier — signifie la fin de l’ordre républicain, un ordre républicain auquel se sont substituées les très compatibles lois de dieu et loi du marché. Désormais, la guillotine étatique a été remplacée par le couteau sacrificiel des islamistes et la Kalachnikov des narcotrafiquants, sanctionnant une régression anthropologique qui nous renvoie à l’ère de la massue préhistorique, quand il n’y avait pas encore d’État pour prendre en charge la justice. Le 24 mai 2023, lorsque le président de la République évoquait un « processus de décivilisation » en Conseil des ministres, il avait juste omis de préciser que le système économique ultralibéral et mondialiste qu’il promeut en est en large partie la cause. Cro-Magnon c’est Cro-Macron !
De la violence physique légitime à la violence sociale illégitime
À ma démonstration, on objectera que le gouvernement a pourtant fait usage, lors de la révolte populaire des Gilets jaunes, d’une violence que n’aurait pas désavouée autrefois un Pinochet ou, plus proche de nous, un Poutine. En témoignent les nombreux travailleurs pauvres estropiés et énucléés alors qu’ils manifestaient simplement pour leur dignité.
Cependant, cette répression n’a rien eu à voir avec la violence physique légitime d’un État démocratique. Au contraire, la caste dirigeante (soit la bourgeoisie financière des métropoles, dont les gouvernements macroniens sont l’émanation) a répondu aux revendications légitimes des Gilets jaunes par une démonstration typique d’instinct du territoire, dans sa dimension la plus animale. À cette occasion, la police a en effet été utilisée comme une milice, pour ne pas dire comme une garde prétorienne, afin de rappeler brutalement aux prolétaires de la « France périphérique » qu’ils étaient des indésirables sociaux dans les « métropoles citadelles » (selon la formule de Christophe Guilluy) ; des « métropoles citadelles » réservées à des élites financières, politiques et médiatiques consanguines qui se vivent comme assiégées par le peuple dans leurs quartiers haussmanniens. Puisque la barrière invisible de l’argent ne suffisait plus à contenir la colère populaire au-delà du périphérique, la décision a été prise de renvoyer manu militari les plébéiens dans leurs zones de relégation périurbaines et rurales. En effet, la seule altérité tolérée par la bourgeoisie financière — cœur de l’électorat macroniste — dans les métropoles gagnantes de la mondialisation est celle des hilotes allogènes ubérisés, car cette nouvelle aristocratie ne saurait se passer de serviteurs payés à vil prix pour lui livrer des pizzas et servir de nounou à sa progéniture.
On remarquera en revanche que, dès qu’il s’agit de se confronter à des bandes ultraviolentes, armées et rompues à la guérilla urbaine, comme les émeutiers de banlieue, les blacks blocs ou encore les écologistes radicaux, les gouvernements n’engagent jamais de véritable répression et reculent piteusement. Les énucléations, les mutilations et les lourdes condamnations, c’est un traitement exclusivement réservé aux classes laborieuses (autochtones ou immigrés intégrés), jamais au lumpenprolétariat allogène ou aux antifas fils de bourgeois qui passent leur jeunesse à faire un peu de vandalisme urbain avant d’hériter de la boîte de papa ou de devenir député. Peut-être que Brel chanterait aujourd’hui : les black blocs, c’est pro-Mélenchon, plus jeune c’est factieux, c’est des fortes têtes ; les black blocs, c’est pro-Mélenchon, plus ça devient vieux, plus c’est des barons…
À l’heure où ceux qui nous gouvernent ont cédé « le monopole de la violence physique légitime » aux bandes criminelles et mettent en œuvre une violence sociale illégitime contre le peuple des travailleurs, ce dernier n’a plus d’autre choix, pour recouvrer sa sécurité physique et économique, que de recourir à la « résistance à l’oppression » (article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789).
© Marc Hellebroeck