Tribune Juive

Daniel Sarfati: « Shoah est le vrai mot »

Lorsque j’étais adolescent, le mot « Shoah » n’existait pas ou plutôt personne ne l’employait. Claude Lanzmann n’avait pas encore réalisé son film.

Les rescapés disaient en yiddish « khurbn », comme catastrophe, comme désastre. 

En hébreu קָרבָּן, khorban, veut dire aussi victime. 

Puis on a dit « Holocauste », qui renvoyait à un sacrifice barbare, une offrande à un dieu sanguinaire. 

Invité dans l’émission dominicale du rabbin Josy Eisenberg, Elie Wiesel détachait et martelait chacune des trois syllabes Ho-lo-causte.

Je n’ai jamais aimé ce terme. Un holocauste, c’est un sacrifice pour qui et pour quoi ?

Une série américaine, « Holocauste », passait à la télévision. J’étais autorisé à la regarder malgré l’école le lendemain. 

Après chaque épisode, je restais dans mon lit, les yeux grands ouverts, sans sommeil. 

Plus tard, dès sa sortie, j’ai vu « Shoah » le film-fleuve de Claude Lanzman. Dans ce cinéma, en haut de la rue Monsieur le Prince, nous n’étions qu’une dizaine dans la salle. 

Deux séances en deux fois quatre heures. 

Là aussi, j’ai gardé les yeux grands ouverts toute la nuit. 

Shoah est le vrai mot. 

L’anéantissement. 

De tout un peuple, de toute une culture, de toute une humanité. 

Il dit la sidération, l’effroi devant des cendres de ce qui fut. 

Il se dit dans un souffle. 

Cette nuit j’ai fait un drôle de rêve. 

Je me promenais dans les rues d’un Paris désert. Un Paris confiné ou un Paris dont j’étais le seul survivant. 

Place de la Concorde, il y avait une statue antique de marbre blanc. 

J’ai pensé à un tableau de Giorgio de Chirico. 

La statue s’est mise en marche. 

Elle venait à ma rencontre. 

Elle m’a heurté, j’ai ressenti le froid du marbre. 

Elle s’est mise à me parler, sans raison, d’oubli et de pardon. 

Quand j’ai voulu répondre, elle avait déjà disparu. 

Il est rare de se souvenir de ses rêves. J’ai dû rester éveillé toute la nuit. 

La nuit. 

Adolescent, mon père m’avait fait lire ce mince récit d’Elie Wiesel.

Une nuit où un père ne peut pas interrompre le cauchemar de son fils.

Une nuit au bout de laquelle un fils ne se pardonnera jamais d’avoir survécu à son père. 

« Mon père ploya d’abord sous les coups, puis se brisa en deux comme un arbre desséché frappé par la foudre, et s’écroula. J’avais assisté à toute cette scène sans bouger. Je me taisais. Je pensais plutôt à m’éloigner pour ne pas recevoir de coups. Bien plus : si j’étais en colère à ce moment, ce n’était pas contre le kapo, mais contre mon père. Je lui en voulais de ne pas avoir su éviter la crise d’Idek ».

© Daniel Sarfati

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