Tribune Juive

La société se « droitise », disent mes amis de gauche. Voilà pourquoi il est si grave de dire « submersion ». Par Laure Fournier

Notre PS choisit de s’offusquer du mot « submersion » employé par F.Bayrou qu’interrogeait D. Rochebin sur LCI le 27 janvier. Peu importe ce qu’il a dit autour du mot. Les mots, pour ces hommes de gauche, ce sont des drapeaux. Il y a des mots de droite et des mots de gauche. Le hors texte est secondaire. Il n’y a rien de neutre que les mots puissent chercher à décrire; rien au-delà des mots dont on pourrait se demander comment le traiter.

D’abord il faut choisir son camp. Puis ses mots. Lesquels nous permettront d’avoir une vision de gauche ou une vision de droite. Sartre disait que « quand je délibère, les jeux sont faits ». Ce n’est pas assez radical. Selon nos hommes de gauche, les jeux sont faits bien avant. Il faudrait dire : « Quand je vois, quand j’entends, les jeux sont faits ». La politique ne consiste en rien d’autre qu’à décrire et redécrire ; à réaffirmer son engagement originaire pour les actions correctes; et surtout à lutter contre ceux qui emploient les mauvais mots. La réalité est dans les bons livres. Les bons livres sont de gauche. La responsabilité des politiques est d’empêcher les ignorants de croire qu’ils voient ce qu’ils croient voir et vivent ce qu’ils croient vivre. Les imprégner des bonnes analyses, tourner leurs regards vers les vrais problèmes, leur montrer leurs biais de perception, lutter contre l’idéologie de droite qui leur fait décrire un monde de droite, voilà la ligne.

Peu ou prou c’est le schéma de pensée de mes amis de gauche. Pour eux tout est texte. Et le texte de droite, craignent-ils, est omniprésent. Il est à la télévision, il infeste les PMU. C’est pourquoi c’est d’abord lui qu’il faut combattre. La société se « droitise », disent-ils. Voilà pourquoi il est si grave de dire « submersion ».

Tout n’est pas dans les mots

Mais la réalité n’est pas un texte et ce qui fait gagner les hommes de droite n’est probablement pas une habileté particulière dans le maniement des mots. En réalité, les professionnels des mots, des phrases et des beaux textes, c’est nous, les profs de philo, les profs de lettre, les profs de sociologie, les profs de langue, les profs en général, et dans notre grande majorité nous ne sommes précisément pas à droite. Or notre maniement des mots ne nous donne pas le pouvoir de faire ressentir aux gens autre chose que ce qu’ils sentent en effet. Ce n’est pas parce que d’autres manipulateurs de mots sont meilleurs que nous. C’est parce que tout n’est pas dans les mots.

Peut-être que ce qui leur donne le sentiment qu’il y a trop d’immigration est un biais xénophobe, peut-être que les gens font erreur sur ce qui cause les maux de la société, peut-être qu’ils surestiment les problèmes qui se posent dans telles et telles écoles. Mais en tout cas ce qui est sûr c’est que ce n’est pas en les reprenant sur les mots qu’ils emploient qu’on les en convaincra, ni en faisant bien attention à ne pas les employer. L’expérience montre que ça ne marche pas.

Il faut vraiment cesser d’opposer des « mots de gauche » à de supposés « mots de droite »

Plus généralement si nous voulons combattre les fakenews et les vraies dictatures, notamment les vraies dictatures très à droite qui gagnent du terrain un peu partout, si nous nous inquiétons pour les états de droits, le libéralisme politique, l’objectivité et nos principes fondamentaux, il faut sortir de notre focalisation flemmarde sur les discours, il faut prendre au sérieux les expériences des gens, même s’ils les disent mal, il faut arrêter de croire que leurs seuls affects suffisent à les classer dans un camp ou dans l’autre, et il faut vraiment cesser d’opposer des « mots de gauche » à de supposés « mots de droite ».

Les mots réfèrent à un seul monde. Il est possible de chercher à comprendre nos expériences communes. C’est la seule attitude qui manifeste un réel attachement à la vérité: prendre au sérieux les interlocuteurs, entendre leurs témoignages, soupçonner que nos propres mots sont insuffisants à en rendre compte, en chercher de meilleurs, les confronter à d’autres expériences, opposer de vrais contre-exemples à des généralisations abusives, montrer par le fait, le cas échéant, qu’une idée est inadéquate, savoir entendre les mêmes préoccupations que les nôtres dans une autre façon de dire, admettre qu’un soupçon sur la qualité d’une analyse qu’on a adoptée peut être précisément ce qu’il dit être : un soupçon. Un souci de vérité semblable au nôtre. Une objection légitime.

N’imposons pas de mots. C’est inutile. C’est prétentieux. Ca ne parle qu’aux profs. Ça confisque le monde commun. Et pour tous les gens normaux ce n’est simplement pas le sujet. Il faut chercher à organiser ensemble notre vie commune. Bref il faut faire de la vraie politique, en démocrates, et pas enseigner au peuple ignorant la bonne manière de dire et voir le monde.

© Laure Fournier

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