Tribune Juive

Un tour d’écrou pour la démocratie. Georges-Elia Sarfati

Georges-Elia Sarfati

À l’issue des résultats des élections du Parlement européen, la France se dispose à renouveler la composition de l’hémicycle parlementaire. Il y a fort à parier que les électeurs qui se sont prononcés pour leur représentation européenne réitèrent tendanciellement leur choix à l’identique le moment venu de désigner les élus de la nation.

L’état de la France témoigne une fois de plus d’une crise de la vie politique, doublée d’une crise des institutions. Les massacres du 7 octobre 2023 perpétrés contre la population d’Israël ont eu des retombées jusqu’en Europe. Depuis cette même date la question palestinienne est devenue à un titre ou à un autre, explicitement ou incidemment, un thème significatif de campagne, un révélateur dans le plein sens du mot. Notamment parce qu’il a provoqué en France, mais aussi dans toute l’Europe occidentale, de nombreux débats sur la question sécuritaire.

Derrière le thème palestinien, les deux extrêmes du pays ont prospéré : La France Insoumise a  définitivement fait ses choux gras d’un antisémitisme revisité aux couleurs de l’antisionisme, tandis que Le Rassemblement National a su exploiter, a contrario, toutes les hantises de la « question de l’immigration ». Ce parti, on s’en souvient, reçut naguère de F. Mitterrand une légitimité de repoussoir mécanique, à l’époque où il était encore dirigé par J.M. Le Pen sous le nom de Front National

Il semble cependant que le scenario rétrogressif de « l’union sacrée face à la menace fasciste », et du geste correspondant consistant à agiter le chiffon rouge sous les yeux d’un électorat apeuré parce qu’émotionnellement suggéré, ce scenario disons-nous semble avoir perdu en efficacité. C’est qu’en l’espace d’au moins quatre décennies, l’affirmation nationaliste s’est puissamment étayée d’un projet anti-européen qui aura déçu en se détournant du projet principal d’une Europe sociale, et que la gauche s’est fracturée en montrant qu’elle était incapable de se maintenir au pouvoir sans se laisser emporter par les courants vifs du néo-libéralisme. Et lorsque la fraction de la gauche qui avait été utilisée comme force d’appoint disparaît de la scène de l’exécutif, elle montre son irrésistible propension à renouer avec son passé démagogue, populiste et antisémite.

Au soir même des élections européennes, les états major politiques ont été amenés à faire part de leurs analyses, mais ils ont surtout été amenés à esquisser les grandes lignes de leur stratégie en vue des élections législatives. Le parti présidentiel désavoué a quand même eu le réflexe consistant à appeler à l’unité nationale contre les extrêmes (entendez, surtout : l’ancien Front National)  et la gauche séparatiste (entendez, notamment la France Insoumise), tandis que certains représentants du Parti socialiste ont appelé à une « nouvelle union de la gauche ». Bis repetita ? On voit bien que ce premier réflexe constitue un réflexe de survie. Mais les deux orientations entendent aussi exercer le pouvoir, à tout le moins ne pas en être complètement exclues. Or, il est manifeste que dans la conjoncture qui s’annonce, un gouvernement de cohabitation serait nécessairement formé, comme c’est la norme, à partir des rangs de la nouvelle majorité.

Si le principal enjeu était seulement celui de l’exercice momentané du pouvoir (entendez : jusqu’aux prochaines élections présidentielles), toutes les formations, qu’elles soient de droite ou de gauche, ont intérêt à réunir les conditions d’un rassemblement optimal sous l’égide de leur sensibilité. Si l’enjeu majeur à moyen terme est de recomposer un véritable équilibre dans la vie politique française, deux formations politiques ont tout intérêt à jouer dans l’immédiat la carte de l’intégrité, quitte à perdre aujourd’hui, en sachant  que ce qu’elles perdront aujourd’hui sera le creuset probable d’une grande future victoire.

Le mérite de l’intégrité reviendrait ainsi, avec ses acquis et ses promesses, d’une part au parti de Raphaël Glucksmann (Place Publique), d’autre part au parti de François-Xavier Bellamy (Les Républicains). Le devenir et la force d’entraînement à venir de ces deux formations dépendront entièrement du choix politique que leur direction fera prévaloir dans la perspective des législatives. L’essentiel de leur crédibilité se jouera sur les alliances qu’ils consentiront ou répugneront à passer.

En refusant de s’allier avec Le Rassemblement National, Les Républicains marqueraient définitivement la distance incomblable entre l’héritage gaulliste, de sensibilité européenne, avec une droite nationale issue du pétainisme, et le néo-socialisme réformateur de Place Publique gagnerait en force de conviction en refusant tout rapprochement avec les autres formations de gauche, à commencer par LFI. De même, Les Républicains fortifieraient leur prétention politique en ne s’alliant pas au parti présidentiel, autant que Place publique sortirait grandie de refuser tout rapprochement avec La France Insoumise. Mais comme en matière de calcul politique il n’est pas raisonnable de ne pas faire de calcul, y compris parmi les plus contradictoires, il n’est pas exclu que nous soyons prochainement pris à témoins du scellement d’alliances contre-nature. La question est seulement de savoir laquelle de ces deux formations – Les Républicains ou Place Publique– sera la première à provoquer un tour d’écrou qui maintiendra la vie politique française dans un état de crise constant ?

Il est d’ores et déjà possible de formuler ce que sera la tendance immédiate, et le profil de la future cohabitation. Le tropisme de gauche est trop marqué en France pour ne pas exploiter une fois encore le motif révolutionnaire de la « patrie en danger ». Le PS résiduel, avec une partie de l’électorat de Place Publique, sera porté au compromis, tout en souhaitant se garder de toute compromission. Déjà l’horizon d’un « front populaire » a ses émules, en dépit de criantes antinomies. Mais sa reformation, d’abord rhétorique, demeure inévitable. Cela évitera au pays une cohabitation centre/extrême droite. Mais quel seront les orientations de ce Front Populaire ? Nous ne sommes pas en 1936, et les menaces d’aujourd’hui ne sont pas identiques à celles d’avant-hier. Il s’agira sans doute d’abord de faire valoir un mythe mobilisateur, mais les tensions demeureront entières entre deux gauches ouvertement incompatibles : la gauche adepte du séparatisme, de la provocation de principe et du coup de force, et la gauche authentiquement parlementaire désireuse de promouvoir une politique sociale et une harmonisation de l’Europe pour le plus grand nombre. 

Restent les micro-formations politiques, créditées de peu de voix : une bonne partie s’agrègera au nouveau « Front populaire ». Les formations de droite plus classique auront encore du chemin à faire, pour répondre à des défis auxquels les extrêmes ne sauraient apporter que des réponses extrêmes.

La défense de la vie démocratique demeure assurément le principal enjeu de cette suite électorale : pour l’Europe, pour chaque nation qui la compose. Mais que dans un premier temps, la France soit l’otage des extrêmes, semble inévitable, les mentalités y sont préparées depuis plusieurs décennies. Et nous allons vraisemblablement vers des temps troubles, au cours desquels la démocratie sera menacée par ses caricatures populistes, de droite comme de gauche. Telle est désormais la nouvelle figure de la « patrie en danger ».

© Georges-Elia Sarfati

Georges-Elia Sarfati : Philosophe, linguiste, psychanalyste existentiel. Fondateur de l’Université Populaire de Jérusalem. Poète, lauréat du Prix Louise Labbé.

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