Tribune Juive

Julie Girard: « Le vent d’antisémitisme qui traverse l’université américaine doit placer chacun devant ses responsabilités »

Julie Girard. Fabien Clairefond

TRIBUNE – Face à l’occupation de l’université de Columbia à New York par des militants propalestiniens et à la profusion de propos antisémites sur le campus, l’administration et la direction de l’établissement doivent être tenues pour responsables, argumente l’écrivain.

Si d’aucuns doutaient encore de la corrélation entre wokisme et antisémitisme, les protestations, doublées d’émeutes, qui se déroulent depuis plusieurs jours à l’université Columbia de New York, devraient suffire à les convaincre. En effet, des partisans propalestiniens ont envahi les pelouses de la prestigieuse institution new-yorkaise afin d’imposer leur agenda idéologique demandant à l’université de cesser toute activité en lien avec Israël, de s’assurer du retrait des forces de police municipale présentes sur le campus et d’amnistier les étudiants et professeurs sanctionnés pour leurs activités militantes. Non contents d’avoir colonisé l’espace public de l’université, les protestataires ont scandé des propos qui, s’ils avaient été tenus à l’égard de la communauté afro-américaine, auraient ému l’Amérique de l’Atlantique au Pacifique. Hélas, cette fois, personne n’a posé le genou à terre tandis que les scansions antisémites se multipliaient. Mais comment peut-on s’arroger le monopole de la justice et crier à des juifs de « retourner en Pologne » ? « Dites-le haut et fort, nous ne voulons pas de sionistes ici », ont martelé les idéologues antisémites, depuis ce qu’ils appellent la « zone libérée ». Cet espace, qu’ils se sont sciemment arrogé, est jonché de tentes dont certaines sont dédiées à des groupes identitaires tels que « Les lesbiennes contre le génocide » (Lesbians against Genocide) ou « Les Hindous pour l’intifada » (Hindus for Intifada).

La présidente de l’université, Minouche Shafik, a déclaré dans une tribune publiée le 16 avril dans le Wall Street Journal que sa priorité est de « garantir la sûreté et la sécurité de la communauté » de l’université, insistant sur la difficulté à réconcilier la liberté d’expression des différentes communautés de l’établissement qu’elle dirige. Si la démarche médiatique de Shafik, à la veille de son audition devant le Congrès, était sans nul doute pavée de bonnes intentions, les événements qui paralysent le campus de Columbia, comme précédemment Harvard, Penn ou Yale, révèlent la faillite d’un système qui a refusé, au nom des principes de justice sociale, de voir qu’en essentialisant les communautés d’étudiants, il créait les conditions du chaos.

Jusqu’où devra-t-on aller pour que la direction des universités prenne conscience de l’ineptie qu’elle a encouragée ?

L’université américaine est fragilisée et le vent d’antisémitisme qui la traverse place chacun devant ses responsabilités. Quand une étudiante doit abandonner un cours parce qu’elle a eu le courage de dire en classe que la vie des Juifs compte (Jewish lives matter) et que ses propos ont été considérés comme une manifestation d’hostilité, l’administration doit être tenue pour responsable. Fini l’idéologie, l’antre de la démocratie a besoin d’un sursaut éthique. Pour Emmanuel Levinas, qui conçoit l’identité à partir de la responsabilité pour autrui, l’éthique commence à la rencontre du visage de l’autre, car l’humanité de celui qui me regarde m’oblige. « Le visage parle », nous dit Levinas, il est « sens à lui seul » (Éthique et infini, Lgf). Force est de constater que le wokisme, par le communautarisme qu’il a encouragé, a insidieusement aveuglé l’humanité. L’autre n’est désormais visible qu’à condition d’être le même. Cette idéologie a ainsi alimenté une résurgence de haine contre le peuple le plus opprimé de l’Histoire, les Juifs.

Parler de « zone libérée » tout en scandant des slogans antisémites, c’est non seulement invoquer le génocide de la Seconde Guerre mondiale pour mieux le nier, mais c’est aussi vouloir être plus qu’une simple victime : être victime à la place des Juifs. Pour cela, rien de plus efficace que de les reléguer au clan des dominants, autrement dit au rang des oppresseurs blancs. Après avoir essentialisé le genre et la race, les militants, qui osent se dire antisionistes mais pas anti-juifs, s’adonnent à une essentialisation du territoire. Dans la logique des groupes d’affinités émergent, aujourd’hui, les zones soi-disant « libérées » où nul ne peut s’avancer sous peine de mettre en danger l’intégrité du groupe. Cette logique de zone au sein d’une université américaine paraîtrait simplement grotesque si elle ne rappelait pas avec effroi le Lebensraum, l’espace vital, un concept géopolitique conçu à la fin du XIXe siècle par Friedrich Ratzel et repris par l’Allemagne nazie.

Jusqu’où devra-t-on aller pour que la direction des universités prenne conscience de l’ineptie qu’elle a encouragée ? L’université, qui pendant des centaines d’années a été le lieu de la recherche de la vérité, n’est aujourd’hui plus capable de remplir dans de bonnes conditions la mission pour laquelle elle a été créée. Quand un établissement aussi réputé et influent que l’université de Columbia se voit dans l’obligation d’assurer ses cours en ligne pour garantir la sécurité de ses étudiants, le système démocratique est ébranlé. Éduquer à penser ne peut se concevoir sur des territoires circonscrits et autoproclamés au sein desquels serait dispensée une vision du monde idéologisée. Les lieux d’éducation ne peuvent admettre aucune forme de partition, ni de leur communauté ni de leur espace, car l’unité du lieu est symbolique, elle est l’image du monde. Que les protestataires des campus américains se le tiennent pour dit : Jewish lives matter, et disons-le clairement, all lives matter.

© Julie Girard

Dernier roman paru, le 8 février 2024 : « Les Larmes de Narcisse » (Gallimard, 336 p., 22 €).

https://www.lefigaro.fr/vox/monde/julie-girard-le-vent-d-antisemitisme-qui-traverse-l-universite-americaine-do

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