
Chaque année, Poyipics, -un des Prix les plus vénérables du photojournalisme mondial-, récompense les travaux jugés remarquables des photographes qui couvrent l’actualité pour le compte des grandes agences de presse. En mars 2024, le jury, réuni au Reynolds Journalism Institute dans le Missouri, a récompensé d’un premier prix, dans la catégorie « Picture Story of the Year », l’Agence Associated Press, pour les travaux réalisés sur le terrain, lors de l’attaque menée par le Hamas et ses soutiens gazaouis à l’aube du 7 octobre 2023 contre les jeunes gens qui dansaient au Festival Tribe of Nova.
370 jeunes gens tués, de nombreux blessés, sans parler des viols et des prises d’otages.
L’heureux gagnant du Prix s’appelle Ali Mahmud. On l’applaudit bien fort.
Il était embarqué avec le Hamas, lors de l’action sur le festival. Sans doute conviendrait-il plutôt de dire « embedded », ça fait plus « correspondant de guerre », dans le genre de celui qui prend des risques identiques à ceux des combattants. Comme l’avait fait en son temps, pour citer une légende, Robert Capa qui fut, au matin du 6 juin 1944, armé de son seul Contax, dans la première vague d’assaut débarquant sur Omaha Beach: 90% de pertes, 10% de rescapés, dont lui, avec quelques photos historiques.
Mais si tu le permets, mon cher Ali Mahmud, jouons au jeu de l’interview fictive et laisse-moi te poser quelques questions qui me brûlent les lèvres.
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Cher Ali, tu te trouvais dans une situation moins périlleuse que celle qu’affronta, jusqu’à sauter sur une mine en Indochine, Robert capa, car s’embarquer au milieu de tueurs affairés à massacrer des gamins venus faire la fête, c’est moins dangereux que d’affronter les blockhaus allemands du mur de l’Atlantique, mais -on ne va pas te retirer ça-, tu étais embedded dans le massacre du 7 octobre, comme un vrai reporter de guerre. Et ta photo primée, on peut la voir ? Ta modestie dût-elle en souffrir ?
No problem, répondrait sans doute Ali- : la voici.
Ah d’accord ! Des types armés qui braillent dans un pick-up, avec à leurs pieds un corps de jeune femme presque totalement dénudé. Tu veux nous dire quoi en prenant cette photo ?
Moi ? Rien. Je suis photojournaliste, je montre les faits, je ne les commente pas.
C’est vrai, tu commentes peu ! Le jury du prix non plus d’ailleurs puisqu’il jugera bon de primer ce cliché sans même que soit cité le nom de la victime. Tu connais ce nom ?
Non.
La jeune fille c’est Shani Louk, une jeune influenceuse germano-israélienne de 23 ans, venue faire la fête au festival Tribe of Nova. Elle sera violée, martyrisée, exécutée en public puis, après ton image inoubliable, traînée dans des postures obscènes au milieu de la foule de Gaza City, sous les crachats et les quolibets, avant d’être finalement décapitée…
J’ignorais ces détails.
Sans doute, mais tu n’as pas cru bon de faire citer son nom alors qu’on citait le tien quand tu as obtenu ton prix.
À la guerre qui se soucie du nom des morts ?
Admettons. Et le nom des brailleurs dans le pick-up ?
Comment le connaîtrais-je ?
Tu ne les connais pas ?
Non.
Quand tu prends la photo, le véhicule est à l’arrêt. Rien n’indique qu’il roule. Tu n’en serais pas descendu pour faire la photo ? Robert Capa disait : « Si tes photos ne sont pas assez bonnes, c’est que tu n’es pas assez près ». Tu n’as pas l’air, mon cher Ali, d’avoir vraiment suivi son conseil : le pick-up que tu photographies n’est pas assez près de ton objectif pour qu’on y voie la mécanique qui préside à cette image.
Quelle mécanique ?
Suivons le Conseil de Capa et venons plus près en zoomant.
Voilà, ça se précise : au vu des roues, le véhicule est évidemment à l’arrêt et tu en es descendu pour prendre cette photo, à ton initiative ou à celle des braillards meurtriers. Ton copain, -un autre photographe- est restée dans le pick-up. On peut le voir à droite de l’image, derrière le type en casquette, le doigt sur le déclencheur de son appareil. Sa proximité avec les deux braillards, l’un armé d’un lance-roquettes, l’autre d’une mitraillette, ne le dérange en rien : ils ont l’appétit de tuer et, lui comme toi, celui d’en faire des images.
C’est pourquoi tu descends du véhicule pour prendre cette photo. Ça donne ce cliché immonde d’une jeune fille violée puis tuée, exhibée en culotte par deux braillards qui font -l’un comme l’autre- un geste significatif qu’ils veulent te voir photographier.
Braillard numéro 1 -celui au lance-roquettes- veut que tu le photographies avec un pied sur la victime, comme s’il s’agissait d’un trophée de chasse, d’une bête qu’il a su dompter et tuer. Braillard numéro 2 -celui avec la mitraillette- pointe son index en direction du cadavre de la jeune fille et celui qu’il regarde d’un œil où se mêlent défi et complicité, c’est toi. Son geste dit : « Les juives, voilà ce qu’on en fait, prends la photo et montre-la au plus grand nombre ».
Tu ne prends pas simplement une photo à la distance mentale où doit se trouver un témoin, mon cher Ali, tu montres quelqu’un qui veut montrer l’horreur qu’il crée et qui veut qu’elle se voie.
Cette exhortation, cette indexation te sont adressées, voilà ce que tu photographies. Elles font de toi qui joues le jeu le diffuseur actif d’un meurtre que tu approuves. Les assassins du Hamas dans les kibboutz n’avaient pas besoin de toi : ils avaient des GoPro sur leur casque pour diffuser en live les abominations qu’ils commettaient. Mais le braillard du pick-up à l’index tendu est technologiquement sous-équipé et la GoPro qu’il n’a pas, c’est toi qui la remplaces. Tu es le tueur sous son aspect à la fois voyeur et exhibitionniste, et tu lui permets de se donner en spectacle.
Regarde comme il sur-existe, le braillard déchaîné à l’index pointé ! Il n’a jamais de toute sa vie pris une telle importance. Il règne, et c’est toi qui organises son sacre. Sans toi il n’aurait jamais rien été qu’un obscur assassin. Mais le voilà en gloire d’avoir violé et tué !
Tu n’as pas volé, mon cher Ali, ta saloperie de prix. Et ceux qui te l’ont attribué, qui savaient parfaitement que tu appartiens au service de presse du Hamas, sont aussi -sinon plus- coupables que toi.
En te récompensant et quoi qu’ils se racontent, ils tressent des couronnes de lauriers à ceux qui font du crime antisémite leur plus noble raison de vivre.
© Thomas Stern
Merci à Daniella Pinkstein d’avoir été à l’initiative de ce texte
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L’image qu’on garde de Toi
À propos de l’auteur
Agrégé de philosophie, longtemps publicitaire, Thomas Stern, qui entretient des rapports compliqués mais indéniable avec sa judéité, a publié entre autres ouvrages:
« Thomas et son Ombre », Grasset, 2015, en mémoire de son oncle Thomas Elek fusillé avec ceux de l Affiche Rouge le 21 février 44.
« Mes Morts ». Éditions de l’Éclat. 2020
« Je Ne Vais Pas Mourir ». Éditions Kubic. 2023