Tribune Juive

Charles Rojzman. La France a besoin d’une thérapie collective

Il est appelé par l’Italie, la Suisse, la Colombie, le Guatemala, quasiment partout. Chez lui, en France, nul besoin: nous sommes si forts et allons si bien…

La France a besoin d’une thérapie collective : une proposition

Ce qui s’est passé en Israël et à Gaza et les jugements portés sur ces événements témoignent des fractures de la société française. Pour beaucoup de juifs, l’émotion est à son comble et ils souhaiteraient qu’une mobilisation unanime fasse barrage à l’antisémitisme ; pour d’autres, ce drame est l’occasion de rappeler le « caractère inassimilable de populations allogènes » ; pour d’autres encore, dans les banlieues et ailleurs, « on en fait trop pour ces juifs qui ont déjà tout » et on soutient indûment ces israéliens qui commettent un génocide à Gaza , pour d’autres enfin, le lieu du bien est forcément dans ces « quartiers populaires » où vit une population victime de discriminations : l’antisémitisme supposé ou exagéré servirait à stigmatiser des « classes dangereuses » et manipuler les peurs pour satisfaire des visées électoralistes.

Toutes ces réactions, comme celles qui suivirent les émeutes dans les banlieues, révèlent qu’une guerre civile virtuelle est en train de désintégrer la société française. Dans « Malaise dans la civilisation », Freud a estimé que la destructivité humaine ne pourrait se résoudre que par la compréhension des pathologies collectives. La violence d’une partie de la jeunesse populaire, issue de l’immigration maghrébine et africaine, manifeste à la fois une révolte légitime contre des conditions de vie déplorables et une destructivité nihiliste qui est caractéristique de ces périodes de folie collective où la raison laisse la place aux emportements chimériques. Elle est en même temps révélatrice d’un mal plus global qui touche toute la société, toutes les sociétés.

En effet, à la névrose collective des sociétés occidentales, saisies par le doute, rongées par la culpabilité ou emportées dans « l’ère du vide », répond en miroir un monde musulman saisi majoritairement par un délire collectif qui le pousse à se considérer comme la victime d’un complot universel. Les totalitarismes du siècle passé, eux aussi, déguisaient leur soif de revanche sous le masque de la victime humiliée en quête de justice et de réparation.

A l’exemple de George Orwell, qui, après sa participation à la guerre d’Espagne dans le camp antifasciste, choisit, face aux deux totalitarismes, le camp de la démocratie libérale, malgré ses injustices et ses inégalités, nous devons saisir cette occasion pour repenser notre démocratie, calmer les peurs et les haines pour refaire société.

Mais comment guérir une société malade d’impuissance et en voie de désintégration? Comment éviter les conflits communautaires qui nous laisseraient désarmés devant la montée des périls? Comment susciter l’avènement de politiques dont l’intégrité et la responsabilité soient à la hauteur des enjeux ?

La thérapie sociale que je pratique maintenant depuis de nombreuses années a précisément pour objectif de recréer des environnements réparateurs dans un contexte de crise. Mes premiers groupes de travail se sont déroulés autrefois dans les banlieues françaises mais aussi dans des régions du globe touchées elles aussi par la violence.

En quoi consiste ce travail thérapeutique qui ne cherche pas à répondre à une demande des individus, mais à apaiser une violence qui oppose des personnes et des groupes dans un contexte de crise sociale et à résoudre les problèmes posés par la vie en commun ? A retrouver ensemble un peu de cette réalité obscurcie et filtrée par les passions et les préjugés et abreuvée par les mensonges des propagandes ? Partant de la souffrance, on écoutera d’abord le récit de toutes les violences vécues dans la vie quotidienne et professionnelle de personnes qui voient dans les autres les responsables de leur malheur.

Dans tous ces groupes qui réunissent des citoyens de toutes origines, de tous âges, habitants ou professionnels, abandonnés par des institutions trop souvent aveugles et sourdes, la première parole exprime l’accusation, la récrimination, la revendication. Cette parole doit être écoutée, même si elle n’est pas conforme, même si elle est contradictoire, mal informée, violente. Cette expression douloureuse n’a pas de véritable place dans notre société, elle se chuchote, se crie dans l’intimité ou éclate en vociférations haineuses dans des groupes qui ne communiquent plus les uns avec les autres.

Peu a peu, émergera une expression plus élaborée et, favorisée par le climat de confiance qu’on aura su créer, la part d’ombre de chacun se montrera au grand jour, éclairée par une écoute du groupe, devenue attentive et bienveillante. La part d’ombre, c’est-à-dire les limites, les faiblesses de chacun. La part d’ombre, c’est aussi à un niveau plus collectif, celle des institutions, celle d’une démocratie malade et trop souvent impuissante. Cette acceptation de l’ombre conduira à une prise de conscience de la responsabilité individuelle de chacun, de la responsabilité aussi du groupe d’appartenance ou de l’institution de chacun. « Je ne suis pas la victime des autres, en tout cas pas toujours. Moi non plus, je ne suis pas toujours conforme à ce que je voudrais être, victime de ma propre histoire, victime de ma folie. »

Cette découverte en commun de la responsabilité de chacun permet alors d’échanger les véritables informations qui habituellement sont cachées ou masquées. Il ne s’agit pas là de médiation ou de psychothérapie de groupe, mais d’un travail politique qui permet la résolution de problèmes collectifs.

Dans mon jargon, inspiré des travaux déjà anciens de Henri Laborit et d’autres, j’appelle cela l’information circulante. Dans une société où désormais, les groupes sont séparés, isolés, ghettoïsés, insularisés, la véritable information ne circule plus. Pas plus qu’elle ne circule dans les institutions où elle est bloquée par la peur, la peur du conflit en particulier et des représailles qui pourraient s’exercer sur ceux qui osent dévoiler les erreurs, les manques et les fautes de leur institution ou de leur groupe.

Dans les sessions de thérapie sociale, ces jeunes, ces adultes, ces policiers, ces travailleurs sociaux, ces enseignants, ces élus (plus rarement hélas !) mettent peu à peu en évidence les véritables problèmes qu’on ne peut pas connaître si on ne partage pas ces informations vraies. Ils apprennent aussi petit à petit à se faire confiance, à travailler ensemble, malgré les conflits qui les opposent ou plutôt, dirais- je de façon provocatrice, grâce aux conflits qui permettent de mettre en évidence les contradictions et font émerger cette source de créativité : l’intelligence collective.

On ne fera pas reculer la barbarie ni la destructivité humaine par des exhortations et des incantations. La barbarie est fille de la peur, cette peur qui nous habite quand nous errons seuls dans un monde peuplé d’ennemis. La violence, elle, est fille de l’impuissance. Cette impuissance, issue de notre difficulté à vivre l’errance dans un monde complexe et travaillé par des exigences contradictoires : sécurité et liberté ; foi et raison ; science et tradition ; égalité et développement.

Nous ne pourrons assumer et vivre ces contradictions et cette errance qu’en partageant nos connaissances mais aussi nos ignorances, notre intelligence mais aussi nos passions. Nous ne pourrons échapper à la barbarie que par un redoublement de nos facultés de sociabilité. Le XXIème siècle sera le siècle de l’apprentissage démocratique ou il sera le siècle de la barbarie, d’où qu’elle vienne.

© Charles Rojzman

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