André Markowicz. “Les Juifs”, et La Revue K

Je connais Stéphane Bou depuis le temps qu’il travaillait chez Charlie Hebdo. Je ne compte pas le nombre d’interviews que nous avons faites ensemble, d’articles qu’il m’a demandé d’écrire, autour des questions identitaires, et, par exemple, sur le dernier Soljenitsyne. Et puis, bon, la vie a fait que, pendant des années, nous ne nous sommes pas donné de nouvelles, juste comme ça, et voilà qu’il est aujourd’hui, parmi plein d’autres choses, rédacteur en chef d’une revue passionnante, consacrée au judaïsme, la K. Jews, Europe, the 21st century. Et lui, il a découvert « Les Juifs » d’Evgueni Tchirikov, que nous avons publié chez Mesures, — et que, naturellement, j’ai traduit et essayé de présenter. Et il m’a proposé de consacrer un dossier à cette pièce incroyable, en publiant, imaginez, je connaissais l’expression mais je ne l’avais jamais appliquée de ma vie, des “bonnes feuilles”, c’est-à-dire des extraits importants, qui ne soient pas des citations, mais qui donnent l’idée, réellement, de l’atmosphère de la pièce, sinon de la pièce elle-même. C’est ce qui vient d’être fait. Stéphane a aussi fait une long interview filmée, qui sera diffusée sur “Akadem”. Parce qu’il a été comme moi, sidéré par cette pièce.

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J’en ai déjà un peu parlé ici. Je poursuis, pour Mesures ou pas pour Mesures, depuis bien avant Mesures, une entreprise qui est de traduire le théâtre qui se jouait, ou s’écrivait, en Russie entre 1900 et 1914, c’est-à-dire le théâtre qui a vu s’affirmer deux des plus grands metteurs en scène du siècle, Stanislavski et Meyerhold. J’ai d’ores et déjà traduit, je ne sais pas, près d’une vingtaine de pièces, et c’est là qu’en étudiant ce qui se passait pendant l’année 1906 (année de la publication de “La Vie de l’homme” de Léonid Andréïev, que nous avons publié chez Mesures), j’ai vu qu’on y avait interdit “Les Juifs” d’Evgueni Tchirikov, mais que cette pièce avait été montée par Meyerhold.

Il n’y a pas d’édition moderne de cette pièce. Elle n’existe que sur internet en fac-simile de l’édition originale, qui est une édition unique, et, chose encore plus étrange, elle n’a même pas été reprise dans les 16 volumes des “Œuvres” d’Evguéni Tchirikov publiées avant la révolution… Parce que, oui, Evguéni Tchirikov (1864-1932) était à l’époque l’un des écrivains russes les plus en vue, les plus reconnus (son œuvre est aujourd’hui, j’ai l’impression, un continent englouti).

Mais qu’est-ce que c’est, “Les Juifs” ? C’est écrit en 1903, en réaction au grand pogrom de Kichiniov, qui avait bouleversé le monde entier. Et, oui, c’est une pièce qui a une chronologie intérieure : une semaine avant le pogrom, un jour avant le pogrom, pendant le pogrom. Et c’est une pièce qui, oui, décrit, à la fin, un pogrom.

En soi, c’est déjà assez étonnant, mais c’est tout sauf une pièce sur les pogroms. Non pas du tout. Jamais, nulle part, la main sur le cœur, je n’ai vu, en si peu de pages, et d’une façon tellement vivantes, vu une peinture non pas seulement de la communauté juive de l’Empire russe (dans un endroit non spécifié, qui peut être la Biélorussie ou l’Ukraine), mais aussi les questions qui se posent à elle au début du XXe siècle, — des questions saisies avec une acuité sans pareille, et qui allait déterminer non seulement le destin des Juifs eux-mêmes, mais, aujourd’hui encore, on peut le dire, l’histoire contemporaine.

Devant cette vie d’humiliations constantes qui était celle des Juifs dans l’Empire russe (les Juifs n’étaient pas citoyens, n’avaient pas le droit de vivre en Russie même, étaient soumis à tous les arbitraires possibles, et au mépris contant des autres populations qui vivaient avec eux), — des humiliations ponctuées, régulièrement par des massacres, — que faire ? S’agit-il d’essayer, à chaque fois, de reconstruire la maison (tout tourne autour de la maison-horlogerie du vieux Leiser Frenkel), et, juste de continuer la vie telle qu’elle est, avec la religion, les rituels, parce que c’est elle, la religion, avec ses rituels, sa mémoire millénaire, qui nous fait ce que nous sommes, même si elle est d’une pesanteur terrible ? Ou bien faut-il, comme le veut le sioniste Nachman, de fonder une nouvelle vie en Palestine (un pays, dit un personnage qui voit ça dans un rêve, dans lequel même les flics ne vous courront pas après, parce qu’ils sont juifs aussi), — construire un pays parce qu’il ne peut pas y avoir de solidarité entre les Juifs et les non-Juifs, à cause du sang versé dans les pogroms ? Ou faut-il, au contraire, s’allier avec les forces qui, chez les non-Juifs comme chez les Juifs, ne se battent pas contre l’antisémite, mais contre toutes les formes d’oppression, qui se battent contre les capitalistes — qu’ils soient Juifs ou pas (et dans un détail, saisissant, de la pièce, nous apprenons que le Juif qui finance le plus les sionistes, est, justement, un capitaliste, qui a construit sa fortune en trafiquant avec les fonctionnaires corrompus de l’Empire) ? — Et que penser du jeune Bérézine, qui est amoureux de Lia, la jeune fille de Leiser Frenkel, — elle qui a voulu étudier à Pétersbourg, et qui s’est fait expulser, parce que, justement, elle était révolutionnaire (et qui a une sœur, que la pièce ne fait qu’évoquer, dont le père ne prononce pas le nom, parce qu’elle a renoncé à sa foi pour avoir une vie normale). Parce qu’il y a deux pogroms dans la maison de Leiser Frenkel, — je ne vous dis pas, vous verrez…

Bref, je ne vous raconte pas, mais Tchirikov, un Russe, dont tout le travail d’écriture avait été jusqu’alors, et qui le sera ensuite, de décrire la vie dans la vie province russe, pose là les questions les plus criantes, les plus fondamentales : que faire, — suivre une voie spécifique, et aller créer, de toutes pièces, un état dans une patrie rêvée, ou se battre là où nous sommes, avec tous les autres — et qui nous aidera pendant le pogrom ? Et qui les fait, les pogroms, et pourquoi ?…

“Mesures” nous permet de redonner vie à une pièce aujourd’hui totalement, mais totalement oubliée. Vous savez quand elle a été jouée pour la dernière fois, et par qui ? C’était par George Pitoeff, en 1933, dans son adaptation (que, malheureusement, je n’ai pas pu trouver… parce que le fonds Pitoeff était inaccessible à la BnF…), pour protester contre Hitler. — Et vous verrez, Stéphane Bou et son équipe de la revue K ont, eux, trouvé une illustration de ce spectacle, et ils la re-publient.

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Parce que, dites, sérieusement, quel éditeur aurait publié cette pièce ? Qui aurait voulu d’une pièce jamais jouée depuis 90 ans, et comment cette pièce aurait-elle pu être diffusée ?…

“Mesures” nous permet ça, parce que, oui, je le redis, “Mesures” est aussi un acte de confiance : nous savons, oui — nous le savons, qu’il y aura, d’une façon ou d’une autre, 500 personnes (c’est le chiffre du premier tirage) qui seront aussi curieuses pour nous suivre, nous, Françoise et moi, — et qui, même si elles n’ont jamais entendu parler d’Evguéni Tchirikov, diront: “Ah, s’ils nous proposent ça, ma foi, ça peut valoir le détour, essayons de découvrir”.

Parce que, je vous jure, c’est stupéfiant, cette pièce. Vraiment.

Et maintenant, si vous voulez, lisez les bonnes feuilles de La Revue K.

https://k-larevue.com/les-juifs-evgenie-tchirikov-1903-bonnes-feuilles/?utm_campaign=K.%20La%20Revue%20%23112FR&utm_medium=email&utm_source=Mailjet

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Un dernier mot. En mai, nous faisons une espèce de tournée “Mesures”, en Bretagne… — Demain, vendredi 12, nous sommes à Lorient, à la librairie “A la ligne”, à 19h. Le lendemain, samedi, nous sommes à Concarneau, à la libraire “Albertine”, aussi, je crois, à 19h. Et puis, la semaine suivante, le vendredi 19, nous sommes à Quintin, au “Marque-Page”. À chaque fois, ce sont des retours, parce que, oui, nous y sommes déjà allés, pour présenter des livres des saisons précédentes. Et c’est peu dire que dire qu’aujourd’hui, avec Mesures, nous avons des libraires amis en Bretagne (et comment oublier, à Rennes, Le Failler et “Comment dire” ? qu’anime Aliénor Mauvigner, — nous serons chez elle, j’en reparlerai, le 20 juin).

Mais donc, voilà, lisez “Les Juifs” d’Evguéni Tchirikov. Même si vous “ne lisez pas de théâtre”, comme on nous dit souvent. Mais si, mais si. Lisez.

© André Markowicz


André Markowiczné de mère russe, a publié plus d’une centaine de volumes de traductions, d’ouvrages de prose, de poésie et de théâtre, parmi lesquels l’intégralité des œuvres de fiction de Fiodor Dostoïevski, le théâtre complet de Nikolaï Gogol, les oeuvre d’Alexandre Pouchkine, et, en collaboration avec Françoise Morvan, le théâtre complet d’Anton Tchekhov. Il a publié quatre livres de poèmes.  Ses quatre derniers livres sont parus aux éditions Inculte : Partages (chroniques Facebook 2013-2014, et 2014-2015)Ombres de Chine et L’Appartement.

En 2019, André Markowicz fonde avec Françoise Morvan les Editions Mesures.

Maison d’édition indépendante et auto-diffusée aux publications élégantes, les Éditions Mesures sont nées d’un désir de liberté

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