
Au-delà de la réforme judiciaire, l’enjeu fondamental de la crise qui secoue actuellement Israël consiste en un projet de société qui s’attaque à l’identité de l’Etat. Deux groupes s’affrontent.
D’un côté, des élites richissimes et installées, d’anciens généraux aigris qui rêvent d’un fauteuil ministériel, de pilotes expérimentés, de quelques millionnaires qui financent les manifestations de la dite gauche-libérale, financement qui s’ajoute à la manne de l’Union Européenne et du New Israël Fund – lesquelles soutenaient des ONG qui déposaient des recours incessants auprès de la Cour Suprême contre la création de nouvelles colonies en Cisjordanie –, des publicistes qui forgent l’opinion en s’abstenant de diffuser dans les medias qu’ils contrôlent des infos donnant une autre image que celle d’info alarmistes qu’ils véhiculent (telle celle des soldats qui répondent à l’appel de Tsahal pour accomplir leurs périodes de réserve, sans parler des soldats du contingent qui font leur service sans rechigner) et le troupeau qui répète les slogans qu’on lui dicte.
De l’autre, une élite qui a fourbi ses armes pendant des années dans les yéchivot hesder, qui a remplacé les jeunes des kibboutzim dans l’armée et qui a réussi à grimper dans la hiérarchie militaire en dépit des obstacles semés lors de son ascension. En résumé, deux groupes de ‘blancs’ : le premier cherchant à récupérer l’hégémonie qu’il n’a pas encore perdue et le second rêvant de le remplacer. Défendre la démocratie ne relève aucunement de leurs objectifs. Sinon on aurait dû entendre et voir des séfarades, des Marocains, des Éthiopiens, des druzes et des arabes israéliens dans les rangs des manifestants. Or, ils sont quasiment absents ! Et personne ne se demande pourquoi.
A quoi s’ajoute le Président de l’Etat – censé représenté l’ensemble de la population israélienne –, qui prend fait et cause pour le camp du centre-gauche-libéral, alors que sa fonction est de proposer un arbitrage. Il ose déclarer : « L’ébauche de la proposition de loi de réforme judiciaire doit trépasser et vite. Elle est erronée et meurtrière[1] .» Par ces paroles, il se rappelle aux bons souvenirs des Américains afin qu’ils le nomment, le moment venu, à la tête de l’ONU, dont il brigue le poste de Secrétaire Général.
C’est ce qui ressort d’une analyse des manifestations conduites par ceux qui se définissent ici comme centre-gauche-libéral. Celui-ci a tôt fait de crier : « On nous vole le pays, on détruit notre démocratie ». Or, une des lois du régime démocratique c’est l’alternance. Si après des élections qui se sont déroulées sans incidents, le verdict des urnes a opté pour tel parti, ceux qui n’ont pas récolté les suffrages du peuple doivent attendre quatre années pour récupérer, s’ils le peuvent, le pouvoir. Ce que l’on constate, en revanche, c’est le refus du verdict des urnes et la mise en cause de la sacro-sainte loi de l’alternance mais aussi de la séparation des pouvoirs, caractéristique du régime démocratique. Plus encore, ils appellent à la sédition. Voici donc présenté en quelques phrases la crise que nous traversons aujourd’hui.
Elle est confortée par un entretien accordé par le prof. Menah’em (Méni) Mautner, ancien doyen de la faculté de droit de l’Université de Tel-Aviv, à Avi Garfinkel, publié dans Musaf Haaretz du 3 mars 2023 et intitulé « La gauche s’est habituée à corriger la politique par l’intermédiaire de la Cour Suprême. Mais, ça ne marche plus ».
Mautner introduit son propos par l’avertissement inscrit dans son ouvrage Le libéralisme en Israël, publié en 2019. « La Cour a été mise en garde. On a souligné les profonds changements qui se produisent dans la société israélienne, le contexte dans lequel elle agit. Elle a été prévenue des dangers qui la guette compte tenu des conditions de la refonte sociale. Mais la Cour a fait la sourde oreille et a refusé d’entendre ».
Comment en est-on arrivé là ? Le professeur pointe deux raisons majeures :
1) la fin de l’hégémonie du parti Avodah au cours des années 70 du siècle dernier. Les descendants des mères et des pères fondateurs, que l’on qualifiait d’hégémonie libérale ont perdu beaucoup de leur pouvoir politique et ont été défier culturellement par le sionisme religieux qui exigeait un rôle central dans la direction de l’Etat.
2) le déclenchement du choc des civilisations qui accompagne le peuple juif depuis le 18è siècle : une partie a choisi le camp de la laïcité occidentale, l’autre celle du judaïsme traditionnel et halakhique.
Dans la première moitié du 20è siècle, il semblait que l’option laïque tenait le cap. Mais l’histoire réserve souvent des surprises et, dans ce domaine, il n’y a jamais de vainqueur incontestable. A partir des années 70, la seconde option a œuvré pour détrôner les tenants de la laïcité à tout crin[2] .
Pour contrecarrer cet avantage, l’ancienne hégémonie a transféré beaucoup de ses actions politiques vers la Cour Suprême par l’intermédiaire des recours déposés auprès des juges de cette instance. Celle-ci a collaboré avec les plaignants bien au-delà de leurs espérances. Elle leur a ouvert très largement ses portes en s’adossant à la doctrine fixant qui est habilité à présenter des recours. Elle a agi de la sorte en s’appuyant sur le slogan « tout est justiciable : hakol shafit « , en développant de manière agressive la notion de plausibilité ou raisonnabilité : svirout, ce qui lui donnait une prise sur les députés de la Knesset et sur le gouvernement.
Et Méni Mautner précise : « Le choix de l’ancienne hégémonie de faire de la Cour Suprême un levier politique était une double erreur : a) elle a prouvé son inefficacité – le cabinet du juge n’est pas le lieu propice pour élaborer une politique et b) ce processus a été perçu comme une identification de la Cour Suprême avec un parti politique socialement déterminé. C’est ainsi que l’expression « la Cour est une succursale du parti Meretz » s’est répandue comme une traînée de poudre. Conséquence : elle a perdu beaucoup de légitimité ».
Qu’est-ce qui est alors considéré comme justiciable ? Réponse : « Tout ce qui porte atteinte au droit libéral du citoyen. Le rôle des juges de la Cour Suprême consiste à défendre les citoyens contre les abus et les dysfonctionnements des institutions de l’Etat et de leurs fonctionnaires. Concernant les droits de l’homme – ‘dignité et liberté professionnelle’ – la Cour pouvait se désister et décider le rejet du recours ».
Mais Aharon Barak, président de la Cour à l’époque, ne l’entendait pas de cette oreille. Il déclarait, pontifiant, que « la Knesset nous a offert une ‘constitution’ en s’adossant aux lois-cadres sur la liberté professionnelle et sur la dignité de l’humain. A partir de ces deux lois-cadres, Barak a élaboré – de son propre chef – une constitution en y ajoutant des lois annexes sans consultation, ni débat public ». Ainsi, il s’est octroyé le droit dévolu à l’instance législative et a porté atteinte à la séparation des pouvoirs garante du régime démocratique.
Puis, il s’est donné pour tâche de remplir de contenus l’expression « dignité de l’humain ». Ce faisant, il a inclu dans cette ‘constitution’ deux droits que la Knesset avait délibérément écartés de la loi-cadre, votée en 1992 : le droit à l’égalité et le droit d’établir une famille, dont on connaît les implications. L’humain est désormais libre du point de vue de la loi de choisir son sexe – non seulement être homo, lesbienne, transsexuel ou bisexuel – mais aussi à fonder une famille homosexuelle, en acquérant des enfants par la location de mères porteuses, tout en ignorant à quoi s’expose cette progéniture d’un genre nouveau… Quant à la loi sur la liberté professionnelle, Barak l’a aménagée de sorte qu’elle permette à quiconque le souhaite d’ouvrir son commerce le shabbat et les fêtes, mais aussi à autoriser la circulation de transport en commun alternatifs, pendant ces journées – prérogative transmise aux mairies …
Voilà donc ce que ce gourou qui a régné sans partage sur la Cour de 1995 à 2007, nomme sa « révolution constitutionnelle ». En clair, l’éradication de l’Etat juif au profit de l’Etat démocratique. Ce qui contredit la Déclaration d’Indépendance qui sert de loi-cadre. Sans doute qu’en consultant les sources juives du droit, eût-il pu apprendre que pour être juge en Israël, les connaissances ne suffisent pas, il faut une sagesse introuvable dans les manuels de droit de l’Occident. Une sagesse qui lui fait largement défaut[3]!
En conclusion, le prof. ÌÌhner insiste sur le fait que « la Cour est censée défendre les droits des citoyens contre les excès des institutions politiques. C’est là sa fonction primordiale et non pas amender les choix politiques [qui relèvent d’autres instances – législative et exécutive – lesquelles ne tombent pas sous la juridiction de la Cour. La gauche israélienne s’est habituée à “rectifier” la politique par des recours à la Cour Suprême. Il se trouve que cela ne marche plus. Les actions politiques s’élaborent dans l’arène politique et non pas dans le secret d’un cabinet juridique. Elles exigent une confrontation dans un espace beaucoup plus large – l’espace public d’apparition – ce que la gauche a oublié depuis fort longtemps ».
© David Banon
Notes
[1] Haaretz du 10.03.2023
[2] Comme si il n’y avait qu’une seule laïcité acceptable : la laïcité de combat, celle qui préconise de « bouffer du curé » selon un slogan en vigueur pendant la Révolution Française. Comme si cette notion de laïcité n’a pas été ré-élaborée après la Révolution de 1789, à cause des excès commis en son nom. Comme s’il n’y avait pas d’un côté, une laïcité d’absention – celle de l’Etat. Et, de l’autre, une laïcité plus dynamique : celle de confrontation sociale dont l’esprit est lié à celui de la qualité de la discussion publique. Qui permet d’aboutir à un « consensus par recoupements » que John Rawls appelle « overlapping consensus » nécessaire à la cohésion sociale, tout en acceptant le fait qu’il y a des différends insolubles.
[3] « Dans les années 1990, pas moins de 5 des 12 juges provenaient d’une seule et même Faculté de Droit. On a aussi enregistré des plaintes concernant des nominations inadéquates de membres de sa famille proche. Ces dysfonctionnements ont cessé il y a une vingtaine d’années, mais planent encore sur “l’aura” de la Cour Suprême en laissant une tâche indélébile. » Méni Mautner, Musaf Haaretz du 3 mars 2023. Au lieu de servir, Barak – car c’est de lui qu’il s’agit – s’est servi ! Voir aussi l’interview accordée à Roni Kuban le 13.02.2023 sur la chaîne Kan 11. La réponse qu’il a donnée à la question du népotisme est indigne de la part d’un Président de la Cour Suprême, entouré d’une dévotion confite généralement attribuée à un saint…
David Banon est Professeur émérite à l’Université de Strasbourg, Membre de l’IUF ou Institut Universitaire de France jusqu’en 2015, Professeur invité à l’Université Bar-Ilan