Tribune Juive

Pascal Bruckner sur la guerre en Ukraine: « Un nouveau 9 novembre 1989 est possible »

TRIBUNE – Alors que Kiev ressuscite, selon le philosophe français, « l’esprit de Stalingrad et de Verdun », il condamne une exception française qui voit le président Macron persister à « courtiser Poutine, tout en soutenant Zelensky ».

L’Ukraine ne se bat pas seulement pour son indépendance, elle lutte aussi pour la liberté de l’Europe et des États-Unis et pour le salut de la démocratie en général. De cette guerre, Européens et Américains sont en partie responsables, non par ce qu’ils auraient « humilié » la Russie, comme le veut la doxa diplomatique, mais par ce qu’ils ont oublié cette myriade de pays d’Europe orientale rangés mentalement dans le giron de Moscou. On se souviendra de la phrase de Jean-Luc Mélenchon en décembre 2017: « Je ne me sens rien de commun avec les pays Baltes. C’est le bout du monde, même les Romains ne sont pas allés là-bas. La grande matrice de l’Europe, ce sont les frontières de l’Empire romain (…) Et l’on traiterait de frères de lointains Lituaniens sous prétexte qu’ils sont chrétiens! Ce n’est pas mon histoire ».

Mais notre aveuglement vient surtout de l’euphorie postérieure à la chute du Mur, de la croyance naïve dans la conjonction du marché et de la démocratie pour pacifier la terre entière. La fin de l’Histoire, ce conte de fées pour pays riches, n’aura duré que douze ans, le temps qui sépare le 9 novembre 1989 de l’effondrement des tours du World Trade Center, le 11 septembre 2001. Nous avions en Europe évacué la guerre de notre ADN sans comprendre les ressources de violence de l’islam politique et des anciens empires déchus, Turquie et Russie. Notre inaction face aux crimes de Poutine en Tchétchénie et en Syrie, la fascination de tant de nos politiciens et intellectuels pour la figure de la brute slave qui noie dans le sang toute velléité d’opposition restera la faute majeure de nos sociétés. La décision fatale de Barack Obama, le 30 août 2013, d’oublier ses lignes rouges et de ne pas frapper le régime de Bachar el-Assad à la suite d’attaques chimiques dans la banlieue de Damas a persuadé le maître du Kremlin de la décadence irrémédiable du monde occidental. Le despotisme renaît toujours de ses cendres dans le silence des démocraties.

Contre toute attente, l’Europe a réagi comme un seul homme à l’agression russe du 24 février. Non seulement, elle ne s’est pas couchée mais elle a immédiatement sanctionné Moscou et armé les Ukrainiens. Démenti flagrant aux théories paresseuses du déclin de l’Occident et autres fariboles pour esprits fatigués. Contrairement à la guerre en ex-Yougoslavie où nos gouvernants, à l’unisson des nationalistes serbes, avaient repris l’accusation délirante faite aux Croates et aux Bosniaques d’être des Oustachis, le signifiant nazi proféré par Moscou à l’encontre de Kiev s’est dégonflé dès son énonciation. Il s’est même retourné contre la Russie qui apparaît comme le siège d’un absolutisme totalitaire dissimulé sous une rhétorique antifasciste de commande. On a compris enfin la grande leçon de l’écrivain soviétique Vassili Grossman: « L’histoire de l’Occident témoigne d’un élargissement progressif des libertés, l’histoire russe raconte l’inverse, un élargissement progressif de la servitude ».

Nous avions surestimé la puissance de l’ex-Armée rouge et sous-estimé l’état de sauvagerie dans lequel vit la Russie éternelle, inapte au droit et à la démocratie. Reste le mystère de cette grande civilisation, européenne par sa culture, mais réfractaire au message des Lumières, enclin à retomber toujours dans les ornières de l’autocratie et du goulag.


On ne peut pas être Churchill et Chamberlain en même temps

Non seulement l’Ukraine a réveillé l’Europe mais elle a sorti les États-Unis de leur humiliation, après vingt ans de guerres perdues et la débâcle de Kaboul en août 2021. Après quelques semaines de tergiversations, l’Administration Biden a compris le parti qu’elle pouvait tirer des premières victoires ukrainiennes. L’Amérique, forte de son avantage militaire et technologique, revient en majesté sur la scène sans perdre un seul « boy ». Dans un même mouvement, elle a paralysé la menace putschiste incarnée par Donald Trump et elle redevient la « nation indispensable » (Madeleine Albright), leader du monde libre dans son soutien aux peuples opprimés. Elle déploie sur le terrain ses armes nouvelles et envoie aux Chinois un signal sans ambiguïté: « Si vous touchez à Taïwan, vous en payerez le prix fort ». La défaite potentielle de Poutine et de son régime criminel est un message adressé à tous les despotes, Iran et Turquie incluses. Les démocraties sont lentes à se réveiller mais une fois mobilisées, elles ne s’arrêtent plus.

Dans ce sursaut, la France donne le sentiment, à tort ou à raison, de ménager la chèvre et le chou: par une de ces pirouettes dont il a le secret, Emmanuel Macron souhaite la victoire ukrainienne à condition qu’elle n’entraîne pas la défaite russe. Il incite et aide les troupes de Kiev à se battre tout en les exhortant à négocier et à respecter la sécurité de leur grand voisin. Le paradoxe est intenable. On ne peut pas être Churchill et Chamberlain en même temps.

S’il est légitime de plaider pour l’arrêt des combats, il n’est pas envisageable d’imposer une paix bâclée qui récompenserait l’agresseur. Il est peut-être temps d’envisager l’après-Poutine et de prendre langue avec d’autres secteurs du pouvoir et de l’armée russe plutôt que de cajoler le potentat failli et sa cohorte de momies chamarrées. La seule garantie que Macron pourrait accorder à Poutine, en cas de transfert au Tribunal pénal international de La Haye, c’est qu’il sera traité avec tous les droits d’un justiciable ordinaire comme l’ont été Slobodan Milosevic, Ratko Mladic et Radovan Karadzic, les trois criminels de guerre serbes. C’est encore l’Amérique et elle seule, via l’Otan, qui demeure garante de la sécurité des nations jadis colonisées par l’ogre russe: le projet de défense européenne reste un horizon lointain. La décision, un tantinet fanfaronne, du chancelier Scholz de mettre 100 milliards d’euros sur la table pour créer la première armée d’Europe laisse dubitatif: l’Allemagne est passée en soixante-dix ans du militarisme au mercantilisme. On la voit mal faire machine arrière. Pour forger une bonne armée, il ne suffit pas de chars rutilants et d’avions de chasse dernier cri. Il faut une conviction, une volonté de combattre dont semblent dépourvus les soldats de la Bundeswehr: n’autorise-t-elle pas ses militaires qui en font la demande à ne pas servir dans les zones de guerre?

L’Ukraine sauve l’honneur du monde occidental, elle nous donne aussi une leçon de courage et de realpolitik. Nous gémissons pour quelques coupures de courant, les Ukrainiens résistent dans le noir et le froid. Nous nous vivons comme des victimes collectives, ils réveillent la figure du héros ordinaire, luttent et meurent pour la cause la plus sacrée, la liberté. 2022 n’a pas seulement marqué le retour de la guerre en Europe mais aussi le début des soucis pour les dictatures. La Russie est au bord de la désintégration, la Chine a déconfiné face à la colère des manifestants, l’Iran des mollahs vacille devant les femmes et les hommes coalisés, le néosultan Erdogan est en proie à des difficultés internes. C’est l’occasion pour les démocraties de saisir ce moment historique et de tendre à un nouveau 9 novembre 1989: faire chuter le mur de toutes les tyrannies, de Pékin à Moscou, de Téhéran à Bakou sans oublier Ankara, Caracas, La Havane et quelques autres. C’est une fragile lueur d’espérance dans les ténèbres de la barbarie. Nous sommes plus forts que nous le pensons, nos ennemis sont plus faibles qu’ils ne le croient. Telle est la leçon ultime à tirer de cette guerre.

© Pascal Bruckner

https://www.lefigaro.fr/vox/monde/pascal-bruckner-un-nouveau-9-novembre-1989-est-possible-20230112

Quitter la version mobile