Tribune Juive

Valérie Toranian. La gauche et l’impensé de la question migratoire 

Gérard Collomb

Nul n’a oublié la prédiction glaçante de Gérard Collomb au moment de sa démission de ministre de l’Intérieur en octobre 2018. Évoquant la situation très dégradée dans les quartiers, il avait déclaré : « Aujourd’hui, on vit côte à côte, je crains que demain on vive face-à-face ». Quelques mois plus tôt, il s’était montré encore plus pessimiste : « D’ici 5 ans, la situation pourrait devenir irréversible »(1) si rien n’était fait pour réduire les flux migratoires. Las de ne pas être entendu par Emmanuel Macron, dont il fut pourtant le soutien de la première heure, Gérard Collomb était retourné à Lyon où il fut battu aux municipales de 2020. Le débarquement des 237 migrants de l’Ocean Viking à Toulon, le 11 novembre, l’a fait sortir de son silence. Dans un entretien au Point, l’ancien ministre critique vertement la création d’un hot spot à Toulon. L’accueil de l’Ocean Viking « ouvre une brèche », explique-t-il. « Si l’on accueille des migrants dans ce type de centre, on ne pourra pas les faire repartir, et l’on se retrouvera dans la même situation que l’Italie, Malte, la Grèce ».

© Romain Lafabregue/ANDBZ/ABACA

Militant historique du Parti socialiste auquel il adhéra à la fin des années soixante, député, sénateur, Gérard Collomb restera pourtant un dirigeant « à part » au sein de son parti. Les « éléphants » ont beau être bluffés par son efficacité à la tête de la ville de Lyon, son pragmatisme de social-démocrate n’est pas au goût du jour. Il ne fait pas partie du clan des énarques de la rue de Solférino. Son expérience et son esprit réaliste l’ont fait évoluer vers une vision plus pragmatique et moins idéologique des questions de sécurité et d’immigration. Déçu par le Parti socialiste en 2017, il emboîte le pas au candidat Emmanuel Macron qui voulait réconcilier réalisme de droite et idéalisme de gauche. Mais le manque de courage du président sur ces mêmes questions l’aura finalement déçu tout autant.

L’immigration fut, et reste à ce jour, le tabou et l’impensé de la gauche.
Dans les 101 propositions du candidat Mitterrand en 1981 figurait le droit de vote des étrangers dans les élections locales. La réflexion sur la question des flux migratoires n’existait pas. Mais à l’époque, peu s’en préoccupaient. À partir des années 1980, l’immigration change de nature. D’une immigration de travail, on passe à une immigration familiale, essentiellement issue du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne.
Le Parti communiste est à l’époque le seul à tenir un discours anti-immigration : « La présence en France de près de quatre millions et demi de travailleurs immigrés et de membres de leurs familles, la poursuite de l’immigration posent aujourd’hui de graves problèmes. Il faut les regarder en face et prendre rapidement les mesures indispensables », écrit dans l’Humanité Georges Marchais, candidat à l’élection présidentielle de 1981. Il voit dans l’afflux de migrants une arme du patronat pour baisser les salaires et constate la montée de tensions dans les communes. Le Parti communiste fut violemment critiqué et devint le paria de la gauche : parti fasciste, pétainiste, raciste… Le Parti socialiste avait entamé sa mue libérale, mondialiste et sociétale. SOS Racisme devait consacrer le tournant  « black blanc beur », prônant un modèle de société inclusive où était valorisé non pas le modèle républicain de l’assimilation mais le respect des différences. Au nom de l’antiracisme, on était entré dans l’ère du racialisme. Dans les années 1990, le Parti communiste lui-même abandonne le combat anti-immigration et rejoint celui pour la régularisation des sans-papiers.
La gauche abandonne les classes populaires qui se tournent vers le Front national. Elle se construit un nouveau peuple de prédilection, celui des immigrés. Hantée par le péché originel du colonialisme, la gauche joue sa rédemption dans l’accueil tous azimuts. Nuancer les conditions de cet accueil c’est déjà faire le jeu des xénophobes. La gauche dorlote les populations d’origine immigrée au point même d’ignorer, voire de favoriser, la progression de l’islamisme et du communautarisme dans les quartiers (ce en quoi elle ne fut pas la seule, le clientélisme de droite et du centre existe aussi).

À chaque fois qu’un homme politique de gauche a tenté d’avoir un discours de raison sur la question migratoire, il fut accusé de faire le jeu de l’extrême droite.

Ce fut le cas de Chevènement, ministre de l’Intérieur sous Lionel Jospin, entre 1997 et 2002, cloué au pilori parce qu’il avait régularisé uniquement la moitié des sans-papiers et non pas leur totalité.
Manuel Valls, Premier ministre de François Hollande, partisan d’une ligne de fermeté sur la sécurité, l’islam et l’immigration, fut la bête noire des frondeurs socialistes qui l’accusaient d’être un républicain « laïcard », réactionnaire et « islamophobe ».

Même s’il y avait au sein du gouvernement des partisans de la société inclusive, François Hollande demeure en privé un président inquiet et lucide sur la dégradation du « vivre ensemble ». En attestent les confidences qu’il fait à Gérard Davet et Fabrice Lhomme : « Je pense qu’il y a trop d’arrivées, d’immigration qui ne devrait pas être là. […] On ne peut pas continuer à avoir des migrants qui arrivent sans contrôle« .
À gauche, on considère l’immigration comme le sujet de la droite voire de l’extrême droite. Ceux qui tentent d’en parler sont criminalisés. Ou sont réduits à parler en « off » à des visiteurs du soir. La gauche devrait pourtant s’emparer rapidement et dignement de la question. Un discours de maturité pourrait lui rendre l’autorité et la popularité qu’elle a perdues en se fondant dans les postures radicales de l’extrême gauche.

Jusqu’à quel point notre système social peut-il absorber des flux continus de migrants non qualifiés ? Comment les accueillir dans des conditions décentes de logement et d’emploi ? Comment calmer l’inquiétude des plus précaires d’entre nous qui sont plongés dans l’insécurité culturelle et économique ? Pourquoi la gauche, qui devrait être solidaire des classes populaires, ne peut-elle pas, comme en Suède ou au Danemark, abandonner ses préjugés idéologiques et construire un vrai discours à la fois humaniste et réaliste sur la question ?
« C’est à force de ne pas prendre de décision en matière migratoire que l’on fait le jeu de l’extrême droite », a rappelé Gérard Collomb dans son entretien. « Au Danemark, au contraire, la Première ministre social-démocrate a pris des mesures fortes, et elle a été réélue. Je préfère que ces problèmes soient gérés par des sociaux-démocrates plutôt que par l’extrême droite« .
Sages paroles. Qui les entendra ?

© Valérie Toranian


(1) Propos cités par Valeurs actuelles en février 2018.
(2)  Un président ne devrait pas dire ça, Stock, 2016.

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