Tribune Juive

Thérèse Malachy. Un antisémite malgré lui *

L’orgueil moral d’un groupe religieux se fait immanquablement aux dépens de ceux qui ne partagent pas sa foi. L’objectivation de l’autre qui en découle, se traduit par la satire, la caricature dans le meilleur des cas, mais aussi par la violence.
Le monde chrétien a vilipendé les Juifs à travers les âges pour deux raisons supplémentaires : D’abord parce que depuis Saint Paul, le christianisme est perçu comme la seule vraie religion dont la source mosaïque est convaincue de « déicide », d’anachronisme et délétère. Cette doctrine aboutit fatalement à la diabolisation des Juifs et frappe par extension leurs caractères physiques et moraux qui trop souvent engendrent la violence à leur adresse.
Mais comment déjouer le piège dans lequel risquent de tomber ceux des chrétiens, fidèles corps et âme à leur foi, que cette attitude haineuse envers les Juifs révolte, et en particulier à des périodes d’antisémitisme virulent, et les défendent contre tous ?
Paradoxe que le narrateur de Silbermann (1922) et surtout du Retour de Silbermann de Jacques de Lacretelle parvient à résoudre pour sa part en exagérant à l’excès les dons ethniques de son héros et pour en montrer, in fine, le déclin retentissant et inévitable.

Mais pourquoi le destin de son brillantissime ami était-il à ce point inévitable ? Nous en découvrirons les raisons en relisant le roman à la lumière de certains aveux du narrateur qui à l’époque ont très vraisemblablement été occultés ou sont passés inaperçus.

Publié chez Gallimard en 1922, Silbermann de Jacques de Lacretelle, couronné par le prestigieux prix Femina, est suivi du Retour de Silbermann en 1931. Les deux courts romans sont acclamés par les lecteurs alors et de nos jours encore. Lacretelle est élu à l’Académie Française.

Outre la beauté du style et le ton vibrant du récit, l’auteur y fait preuve d’un courage qui à cette époque d’antisémitisme particulièrement violent ne va pas de soi.
Écrit à la première personne, le roman est le récit de l’amitié entre un garçon en troisième de lycée, protestant, mais parfaitement intégré dans son lycée huppé et catholique, et un nouvel arrivé, Silbermann, qui est un juif surdoué. Les deux garçons deviennent inséparables. Le jeune protestant défend le juif contre la persécution et l’agression physique dont il est la victime, pratiquement dès son apparition, de la part de ses camarades de classe. Il se révolte contre l’hypocrisie de son milieu y compris de celle de ses parents. En dépit de l’ostracisme dont il est frappé à son tour par ses condisciples et anciens amis, une loyauté et une admiration sans bornes l’attachent au juif écorché vif, honni par tous, mais sûr de sa supériorité intellectuelle.
Le père de Silbermann, riche antiquaire, est accusé de vol par la malveillance de ses voisins non-juifs, et son fils, excédé par les incessantes humiliations qu’on lui fait subir, capitule et quitte la France pour les États-Unis où il espère faire carrière. Le narrateur se réintègre dans son milieu familial et renoue avec son ancien ami catholique.
Neuf ans plus tard paraît le deuxième volet de l’histoire, Le Retour de Silbermann. Le narrateur rencontre, par un concours de circonstances fortuit, le cousin américain de Silbermann. Celui-ci lui apprend les échecs successifs et cuisants qui marquent le séjour américain de l’ami qu’il n’a pas oublié, et qui de plus en plus malheureux aux États Unis, retourne en France. Son cousin donne au narrateur l’adresse de la femme qui était l’amie de Silbermann. Celle-ci est mariée à présent et ne veut pas qu’on connaisse son passé avec Silbermann. Elle raconte toutefois à l’ami d’autrefois de Silbermann la lente descente aux enfers du jeune homme, naguère si brillant et qui perd peu à peu ses facultés mentales. Il meurt dans le dénuement et la déchéance physique et morale à vingt-sept ans.

À cette époque de paroxysme antisémite avant le régime de Vichy, les Juifs ne ménagent pas leurs louanges à Lacretelle. Et il faut reconnaître que son héros défend dans sa classe un bouc émissaire juif contre vents et marées, et qu’il en pâtit lui-même. Personne ne soupçonnera André Spire, sioniste engagé, de manquer de sincérité lorsqu’il salue le romancier.

Le récit commence à la rentrée en troisième au lycée du quartier le plus chic de la capitale, et à forte majorité catholique collet monté, dont certains portent un nom à particule. Le narrateur, jeune protestant, appréhende quelque peu ce début d’année scolaire après de magnifiques vacances passées en milieu familial. Il se rassure à la pensée de retrouver son meilleur ami, d’autant plus favorisé par sa mère que le jeune homme est un « grand nom de la bourgeoisie parisienne » (pp.11-12) Il vient, lui aussi, de passer d’excellentes vacances à la chasse et à la pêche, mais « –il y avait trop de Juifs … » (p.11). À ce propos, il lui désigne un nouvel élève qui en est un… Il s’appelle Silbermann. Et comme la première impression que l’on a d’un inconnu est presque toujours décisive, le portrait tracé par le narrateur du nouveau venu, avant même de l’approcher, en dit long sur l’idée qu’il se fait des Juifs. La casquette de Bovary passerait inaperçue en comparaison. « Il était petit et d’extérieur chétif. Sa figure…assez laide…Le teint était pâle, tirant sur le jaune… (son ami catholique, lui, est « halé » …) Il me fit songer aux petits prodiges qui exécutent des tours dans les cirques. » (p.12) En outre, Silbermann a sauté une classe, il est sûr de ses connaissances, et ça déplaît au professeur qu’il s’aliène à cause de sa supériorité intellectuelle trop assertive. Dans cette même entrée en matière, Le narrateur confie au lecteur, qu’« ayant grandi dans une atmosphère traversée par les foudres de la loi », il est à l’affût du noble sentiment qui fortifiera son âme. Un peu plus tard, il se dit que Silbermann ressemble « à ces lézards…qui sortent d’une fente… et surveillent la race humaine » (p.19). Pourtant il est vite subjugué par les dons du Juif, et cesse lui-même d’être un élève médiocre grâce à ce prodige qui lui fait découvrir la vraie littérature. Lorsqu’il l’approche de plus près, Il se rend compte qu’il y a « chez cet être si différent des autres une détresse intime, persistante, inguérissable ». Et pourquoi ? Parce qu’il est Juif. « L’appel de Silbermann à ma pitié m’avaient touché profondément. » (p.31) Ajoutons que le narrateur, à ce moment cesse de se sentir amoindri face à Silbermann. La supériorité intellectuelle du Juif n’est plus un écueil, elle n’est plus enviable ni même opérante puisque, à l’instant où il est réduit à sa pitié, c’est lui, l’élève médiocre, qui prend les commandes. Il peut dès lors devenir l’ami de Silbermann. Celui-ci a beau être un intellectuel hors pair, il a besoin de sa charité chrétienne. Le narrateur est à présent le protecteur du Juif. Il le devient d’autant plus allègrement qu’il rêve de ressembler à son oncle missionnaire. Il promet solennellement : « Je te jure, Silbermann, que désormais je ferai pour toi tout ce qui sera en mon pouvoir (p.29). Car dans sa famille… « le gage d’amour qu’on offrait…était le sacrifice ». (p.29) Entre-temps avivée par ses trop bonnes notes, l’hostilité qui gronde en classe envers Silbermann, se déclare ouvertement et brutalement pour aboutir à une véritable persécution. Le narrateur est scandalisé par les outrages subis par son protégé, mais ses propres préjugés, s’en doute-t-il seulement(?), s’emballent, au point de devenir incohérents, dès sa rencontre avec les parents de Silbermann. L’« accent étranger de son père embarrassait sa parole. Des yeux sans vie, un teint jaunâtre…un gros nez… » Mme Silbermann avait un assez joli visage…toutefois son sourire était si charmant, si jeune et si répété qu’il communiquait…un peu de fausseté à sa physionomie…Une sorte de renflement charnu à sa nuque la privait de grâce… » (p.40). « Ces trois êtres me parurent unis moins par les liens de la famille que par ceux d’une association ou, si l’on veut, par les lois d’une même tribu » (p.41). Il ne doute pas qu’Ils vivent honteux comme tous ceux de leur race. En réalité, le rêve secret du narrateur est de sauver l’âme de son brillant ami : « …il m’arrivait souvent de passer exprès avec lui devant le petit temple protestant de Passy…J’avais l’arrière –pensée qu’un jour peut-être je l’y ferais pénétrer avec moi. » (p.50) Il n’y parvient pas cependant, et « la parole évangélique [lui] revint à la mémoire : race incrédule et perverse » (p.64) En chrétien fervent, le narrateur a une noble mission : « Faire le bien …faire le bien…qui puis-je sauver ? À qui me dévouer. J’allais interroger l’image de mon oncle » (p.69).

Son fils devient officiellement « le sale Juif ».

Mais l’atmosphère antisémite en cette classe de troisième s’envenime de plus en plus. À partir du moment où on intente au père de Silbermann un procès pour vol d’antiquités, son fils devient officiellement « le sale Juif ». Il est frappé, humilié. Toutefois, le narrateur reste fidèle à son ami. « Les railleries et les injures s’entre croisaient sur notre passage et m’éclaboussaient…Et moi, tandis que j’allais ainsi côte à côte à côte avec lui, confondu dans la même ignominie, je savourais un sentiment délicieux. ‘Je lui offre tout, disais-je intérieurement…et mon honneur même ‘ » (pp.90-91).
Silbermann, vaincu, quitte la France, et le narrateur de penser « tristement qu’il [lui] fallait renoncer aux belles missions qu’[il] avait rêvé d’accomplir ». (p.119)

Le narrateur à ce moment-là nous donne spontanément la clé de l’apparente contradiction entre l’amitié sincère qu’il a pour le Juif et ses préjugés antisémites. Silbermann n’est pas l’histoire d’un Juif qu’un vertueux jeune homme, avec un courage digne d’admiration, défend face à l’antisémitisme ambiant à ses dépens. C’est l’histoire d’un chrétien fervent prêt à tous les sacrifices pour sauver l’âme d’un infidèle. Silbermann parti, le narrateur n’a plus à se contraindre. Devant la caricature de Silbermann, sa vérité profonde fait surface, et Il reconnaît : « -C’est très ressemblant ». (p.124) C’est sur cet aveu que le roman s’achève.

En 1931 Lacretelle publie Le Retour de Silbermann. Le succès foudroyant du premier roman avait à n’en pas douter incité l’auteur à satisfaire la curiosité des lecteurs qui désiraient connaître le sort de son héros après qu’il eut quitté la France pour l’Amérique.
Un lecteur candide aurait imaginé une suite où on retrouve le brillant Silbermann, affranchi de la persécution antisémite, faisant carrière dans une prestigieuse université américaine ou, à défaut de carrière universitaire, employant ses dons à faire fortune, mais Lacretelle en a décidé autrement. Le narrateur ne reverra plus son ami. Neuf ans plus tard, et par le plus grand des hasards, il rencontre son cousin américain de passage en France, qui lui fait le récit des infortunes incessantes de Silbermann, qui sombre dans la détresse et la misère, et de guerre lasse, retourne en France. Le narrateur obtient l’adresse de celle qui a été la compagne de SIlbermann. Il apprend par elle la sordide fin du jeune homme dans le dépérissement physique et la dégénérescence mentale.

En 1995 Sylvie Fujihira publie un texte sur « L’antisémitisme de Silbermann et de Le retour de Silbermann de Jacques de Lacretelle ». Elle y insiste sur « l’incapacité de Lacretelle à parler des Juifs en sortant du sentier battu des préjugés ressassés par les antisémites, préjugés se rattachant les uns au vieil antijudaïsme chrétien, d’autres à la position économique des Juifs et d’autres enfin au racisme moderne. En effet dans ces œuvres, le Juif, outre ses caractéristiques physiques et raciales …apparaît comme un être excessif et bizarre, un plagiaire stérile, un personnage malhonnête…un révolutionnaire visant au renversement de l’ordre social établi et enfin comme l’ennemi de la religion et de la famille [1] ».


Susan Rubin Suleiman, à son tour, renchérit sur les préjugés antisémites de l’auteur dans le chapitre VI consacré aux “Foreigners and Strangers” dans Jews in French Society and Literature between the two World wars : “The dichotomy of “us versus them” French Christians versus Jews, dominates both novels by relegating Jews…to the status of the exotic, in some ways fascinating but artistically sterile and ultimately repellent Other”. Elle estime que dans Le Retour, Lacretelle revient, après Wagner dans « Judaïsm in Music », sur le mythe selon lequel les Juifs sont incapables de création artistique [2]

Les préjugés antisémites relevés plus haut sont d’une évidence indiscutable, mais n’expliquent pas par quel contresens l’auteur a été encensé par les contemporains dont les Juifs. On aurait du mal à leur prêter un tel masochisme.
En les scrutant de près, on s’aperçoit que les deux romans de Lacretelle forment un tout parfaitement cohérent, à condition de les lire à deux niveaux d’antisémitisme. Dans Silbermann, le narrateur fait une nette distinction entre l’atmosphère hostile qui règne dans sa classe contre le Juif dès le début et son attitude à lui. Il se désolidarise du comportement des élèves comme de celui des professeurs vis-à-vis de Silbermann. Il fuit la violence et l’hypocrisie, y compris celle de sa famille ; le désir d’ascension sociale de sa mère quitte à fréquenter les Juifs riches ; il avoue sa stupeur lorsqu’il s’avise que « les vertus irréprochables [de son père, juge d’instruction], le front empreint de justice et d’austérité, favorisaient des décisions inhumaines et les pensées indignes ». (p.88) Il en arrive à les boycotter. Le jeune protestant a un cœur pur et charitable. Dès qu’il se rend compte de la détresse de Silbermann, il lui offre son amitié indéfectible, il s’engage à l’aider et il lui reste fidèle envers et contre tous, et il s’y adonne à ses propres dépens. En même temps, sans sourciller, il prête à son ami et davantage encore aux parents de Silbermann tous les défauts avilissants, physiques et moraux, de ce qu’il nomme la race juive.

Paradoxe ? Non !
Très tôt dans Silbermann, le narrateur confie au lecteur, on l’a remarqué, son profond désir de sacrifice. Son éducation en a fait un fervent chrétien comme on peut l’être à quinze ans. Il rêve de ressembler à son oncle missionnaire. Et voici l’occasion inespérée : sauver l’âme d’un jeune Juif qu’il admire, mais il est convaincu, grâce à son enseignement reçu, que les juifs qui n’ont pas adopté le christianisme, ont livré leur âme au diable et que leur sort est scellé. Le narrateur se consacre à la mission de secourir son ami de tout son être. Hélas, il échoue. Silbermann, pour son malheur, lui échappe. Il ne peut plus rien faire pour lui.

Le fait que le narrateur ne rencontrera plus son ancien ami n’est sans doute pas un hasard. Celui-ci s’est précipité, tête baissée, à sa perte inévitable de Juif damné. La thèse de Lacretelle importe peu. Il a créé un personnage, parfaitement crédible et de bonne foi dans ses convictions religieuses. Il est assez touchant dans son aide à Silbermann pour emporter la sympathie du lecteur. Même si en y réfléchissant, l’antisémitisme dont il témoigne, à son insu, peut-être, risque d’être aussi dangereux sinon plus que l’antisémitisme populaire. Dans le cas du roman de Lacretelle, il a l’énorme qualité de condamner la violence, et dans la meute hostile qui rugit contre le Juif, il est digne d’admiration. De façon comparable à celle de l’État d’Israël qui se voit contraint et forcé d’exprimer la reconnaissance aux Évangélistes américains pour leur soutien au sionisme. En réalité leur ambition, une fois les Juifs rétablis dans la terre promise, est de les voir adopter la foi chrétienne.

Dans un ouvrage remarquable, Is Theory good for the Jews [3] , Bruno Chaouat, spécialiste de l’histoire intellectuelle de la France, analyse avec intelligence et érudition les diverses représentations inédites des Juifs depuis la deuxième guerre mondiale. Certaines sont élaborées par des philosophes prétendument philosémites, mais qui, en réalité, versent dans l’antisémitisme, d’autres en fonction de leur idéologie politique post-colonialiste. En fait, le Juif y est tantôt communautariste après avoir été particulariste ; raciste après avoir été la victime du racisme.


En conséquence, quoique changeante dans un jeu de miroirs comparable au kaléidoscope, la définition de l’antisémitisme, d’une façon ou d’une autre, reste insaisissable.

© Thérèse Malachy


Notes

[1] Dans La société japonaise de langue et littérature françaises, p.120, 1995

[2] Dans Liverpool Scholarship Online p.93-98, 2019 

[3] Liverpool University Press, 2016


Thérèse Malachy

Spécialiste en littérature française, Thérèse Malachi est auteur de nombreux ouvrages et Professeur émérite, Department of French language and literature, Institute of languages, literature and art, Faculty of humanities, à l’Hebrew university of Jerusalem.

Dans TJ l’article de Thérèse Malachy jette un éclairage très intéressant sur Silbermann et Le Retour de Silberman, chef-d’oeuvre de Jacques de Lacretelle paru en 1922 (prix Fémina). C’est aussi le chef d’oeuvre d’un antisémitisme religieux, profondément ancré dans les esprits et universellement « toléré » parce que « non-violent ».


Très fine analyse sur l’amitié du narrateur vis à vis de Silverman. Ce sentiment spontané ne peut s’épanouir que dans les limites très étroites de l’antisémitisme chrétien qui conduit toute l’organisation de ce récit vers sa fin inexorable.

On peut comprendre qu’il y a eu là une petite flamme d’amitié qui a réchauffé le cœur de beaucoup de lecteurs juifs . Au moins cela a permis aussitôt après à quelques « justes » d’agir.

Bien à toi.

Albert Najman

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