
Si l’élection présidentielle avait lieu aujourd’hui, Marine Le Pen devancerait Emmanuel Macron au premier tour. Le sondage IFOP réalisé pour le JDD indique une nette progression de la présidente du Rassemblement national qui récolterait aujourd’hui 30 % des voix au lieu de 23,5 %. L’hypothèse d’une victoire de Marine Le Pen en 2027 semble de moins en moins improbable. Certes, nous sommes très loin de l’échéance présidentielle et prendre ce sondage au pied de la lettre serait absurde, d’autant qu’en 2027, Marine Le Pen n’aura pas à affronter Emmanuel Macron. Il n’empêche. Le Rassemblement national progresse.
Cela ne s’explique pas uniquement par une montée des extrêmes puisque Jean-Luc Mélenchon, dans le même sondage, voit son score passer de 21,5 % à 17 %. Il paye pour son soutien à Adrien Quatennens accusé de violence conjugale par son ex-compagne. Il paye pour les délires idéologiques de Sandrine Rousseau, sa partenaire de la Nupes (qui s’est depuis surpassée avec son « nous avions la gorge qui grattions, nous avions les yeux qui brûlions », encore plus fort que son compte parodique dans le registre de la bêtise et de l’inculture). Il paye pour la posture de la France insoumise qui mène une politique d’obstruction systématique à l’Assemblée, posture qui peut à la longue lasser ceux qui veulent du concret, et rapidement, pour améliorer leur niveau de vie. Sa marche contre la vie chère du 26 octobre est un échec et il ne tire aucun bénéfice du conflit social dans l’industrie pétrolière.
Macron reste le candidat des retraités et des personnes âgées. Marine Le Pen est de plus en plus le recours des employés et des ouvriers. Et fait un score de 34 % chez les salariés contre 21 % seulement pour Emmanuel Macron. Quel avenir peut avoir le candidat d’un système (Macron ou son équivalent) qui ne représente plus la France qui travaille ?
Marine Le Pen est ce qui reste quand on a tout essayé. Mais aussi la voix la plus combattue par l’institution politico-médiatique, ce qui lui confère un atout supplémentaire auprès de tous ceux qui sont en rupture avec le système. En 2017, ils étaient 13 millions à voter pour elle au second tour, 13 millions à s’abstenir, 2 millions à voter blanc, ce qui porte à 28 millions le nombre de Français qui ont refusé le système Macron et n’ont pas obéi à l’injonction de faire barrage au « diable ». Soit une large majorité du corps électoral (48 millions d’inscrits).
« Depuis vingt ans, un mouvement d’autonomisation, de rupture avec le modèle dominant, n’a cessé de s’amplifier. Il n’est pas porté par le combat pour l’acquisition de nouveaux droits. Il transcende la lutte des classes »
Dans son dernier livre, « Les Dépossédés », Christophe Guilluy poursuit sa réflexion sur le fossé qui n’a cessé de se creuser entre les élites mondialisées et métropolisées, et les classes populaires de plus en plus étrangères à leur propre pays et à la classe politico-médiatique. Depuis vingt ans, un mouvement d’autonomisation, de rupture avec le modèle dominant, n’a cessé de s’amplifier. Il n’est pas porté par le combat pour l’acquisition de nouveaux droits. Il transcende la lutte des classes « en y apportant une dimension existentielle, celle de vouloir préserver un sens à la société », écrit l’auteur.
Ce cri d’alarme aux accents orwelliens prône un retour aux valeurs de la majorité ordinaire, une sorte de « common decency » (décence ordinaire) chère à l’auteur de 1984. Christophe Guilluy analyse les aspects de cette « radicalité ordinaire » issue de la relégation sociale, professionnelle mais surtout existentielle et culturelle. L’extrême gauche, qui a cannibalisé la gauche, se consacre électoralement aux nouvelles classes populaires, euphémisme politiquement correct pour désigner la population des quartiers à forte immigration qu’elle pense attirer dans ses filets en jouant la carte communautariste. La radicalité de la gauche ne plaît en fait qu’aux élites bourgeoises progressistes des métropoles qui encouragent les luttes intersectionnelles, l’écriture inclusive et le combat contre l’islamophobie mais se gardent bien d’envoyer leurs enfants à l’école publique dans les quartiers « populaires » qu’elles ont depuis longtemps désertés. Dans le sondage IFOP du JDD, Mélenchon fait un excellent score au sein de l’électorat de gauche de l’agglomération parisienne. Le cœur battant du Boboland.
Pour Christophe Guilluy, la rupture anthropologique que préconise la Nupes et les élites progressistes à travers l’idéologie woke (disparition du sexe biologique, déconstruction systématique des repères et du langage, stigmatisation du barbecue et autres âneries) la rend totalement incrédible pour la classe moyenne.
En 2015, Malik Sorel, membre du Haut Conseil à l’intégration, avait déjà dressé un constat alarmant de cette dépossession par les classes moyennes dans son livre Décomposition française (Fayard) : « Nous vivons la mise en minorité progressive du peuple autochtone sur ses propres terres. C’est le simple jeu de l’arithmétique, et cela, les élites politiques le savent… Nous ne sommes plus dans un régime de solidarité nationale, mais dans celui, imposé par le haut, d’une solidarité internationale… Politique du dernier arrivé, premier servi. »
Quand la classe moyenne dévisse, elle peut difficilement servir d’exemple d’intégration aux nouveaux venus et représenter pour ceux-ci une aspiration à se fondre dans le modèle dominant. « Dans ce modèle où l’Autre ne devient pas soi c’est le séparatisme et la segmentation qui sont la norme », insiste Christophe Guilluy.
« Marine Le Pen joue assez finement. Son parti accepte de voter les motions de censure de la Nupes et fait ainsi figure d’opposant droit dans ses bottes. Elle attend son heure. Qui viendra. Sauf sursaut urgent de nos élites »
Christophe Guilluy n’est pas un décliniste ni un prophète du malheur qui vient. Il ne se lamente pas sur le lait renversé en accusant la mondialisation, l’Europe, la Chine ou l’islam. « En réalité, l’Occident n’a besoin ni de la Chine ni de l’islam ni du réchauffement climatique pour disparaître, il s’en charge tout seul », écrit-il. L’auteur de La France périphérique pense au contraire que le sursaut est possible mais que, pour ce faire, nos dirigeants doivent, à l’instar des élites danoises ou suédoises, « considérer qu’elles ne sont pas en poste pour servir des utopies mais la majorité » et qu’on peut « calmer les tensions en répondant aux demandes des gens ordinaires ». Il cite l’exemple de la Suède qui se définissait en 2000 comme une « super puissance morale » et qui favorisa l’accueil de flux migratoires devenus depuis exponentiels. Les élites, y compris à gauche, ont pensé contre elles-mêmes et en 2020, c’est un gouvernement social-démocrate qui décide de réduire les entrées. Et de revenir sur la politique facilitant le changement de sexe pour les mineurs.
Devant l’incapacité de notre classe dirigeante à envoyer des messages clairs et cohérents, le sentiment de dépossession existentielle continuera à prospérer en France. En attendant, Marine Le Pen joue assez finement. Elle enferme les LR dans un rôle de collaborateurs de la macronie, son parti accepte de voter les motions de censure de la Nupes et fait ainsi figure d’opposant droit dans ses bottes. Elle attend son heure. Qui viendra. Sauf sursaut urgent de nos élites.
© Valérie Toranian