
Patrick T. FALLON / AFP
Il est lâune des personnes au monde qui connaĂźt le mieux les ressorts intimes de Vladimir Poutine, pour avoir dĂ©fiĂ© le « tsar » les yeux dans les yeux et avoir subi son chĂątiment â il a passĂ© dix ans en prison et dans un camp de travail aux confins de la SibĂ©rie. ExilĂ© Ă Londres depuis 2015, MikhaĂŻl Khodorkovski, lâancien patron du gĂ©ant pĂ©trolier Ioukos, qui fut lâhomme le plus riche de Russie, continue Ă ĂȘtre menacĂ© par le Kremlin. Il faut dire que lâex-oligarque, Ă la tĂȘte dâune fondation visant Ă la dĂ©mocratisation de son pays, sâest imposĂ© comme un adversaire particuliĂšrement pugnace du prĂ©sident russe. Dans son livre « The Russia Conundrum » (Ed. WH Allen, non traduit), sorti ce mois-ci au Royaume-Uni, il dĂ©crit avec prĂ©cision le rĂ©gime dictatorial de Poutine comme Ă©tant un systĂšme mafieux gangrenĂ© par les services de sĂ©curitĂ©. Il a acquis la conviction que lâancien officier du KGB Ă©tait capable des « crimes les plus terribles » et « quâon ne peut jamais lui faire confiance ». Khodorkovski dĂ©plore par ailleurs que lâOccident se soit longtemps obstinĂ© Ă fermer les yeux sur les exactions du chef du Kremlin, dans lâespoir vain de lâapaiser. Et rĂ©flĂ©chit Ă la façon de reconstruire la Russie aprĂšs le dĂ©part de Poutine â que la guerre en Ukraine va selon lui accĂ©lĂ©rer â persuadĂ© que son pays peut sortir « dâune succession sans fin de dictatures ». Mais avant cela, une « rĂ©volution » est nĂ©cessaire, explique lâopposant de 59 ans, qui a reçu « LâExpress » dans ses bureaux du centre de Londres, le 15 septembre (avant lâannonce par le Kremlin de la tenue de rĂ©fĂ©rendums dâannexion dans des rĂ©gions occupĂ©es de lâest de lâUkraine et dâune « mobilisation partielle » de la population), pour un entretien exclusif.
LâExpress : LâarmĂ©e ukrainienne a repris derniĂšrement nombre de territoires qui Ă©taient occupĂ©s par les Russes : assiste-t-on Ă un tournant dans la guerre en Ukraine ?
MikhaĂŻl Khodorkovski : Oui et non. Dâune part, ce tournant psychologique est vraiment trĂšs important. Câest la premiĂšre fois que lâarmĂ©e russe est vraiment en train de perdre. Est-ce que cette dĂ©faite est effectivement un tournant dans la guerre ? Nous ne le savons pas. Aujourdâhui, Poutine doit prendre une dĂ©cision : va-t-il continuer la guerre avec les moyens Ă sa disposition actuellement ? Va-t-il chercher Ă les accroĂźtre en dĂ©clarant la mobilisation gĂ©nĂ©rale ? Ou bien, va-t-il vouloir engager des pourparlers ? Dans le premier scĂ©nario, tout dĂ©pendra de la position de lâOccident. Si lâOccident augmente les livraisons dâarmes, Ă©tant donnĂ© la façon dont la guerre est menĂ©e aujourdâhui, Poutine va la perdre. Dans le cas contraire, ce conflit va se prolonger et les Ă©vĂ©nements actuels ne seront quâun Ă©pisode parmi dâautres. Si Poutine annonce la mobilisation gĂ©nĂ©rale, il joue une carte trĂšs forte. On peut en effet estimer Ă deux ou trois millions de personnes les rĂ©serves de mobilisation civile en Russie. Et Poutine a de quoi armer tous ces gens-lĂ . Avec des armes anciennes, certes, mais des armes qui tuent quand mĂȘme. Mais le problĂšme, pour lui, se situerait ailleurs. La mobilisation toucherait des gens des grandes villes â en Russie, 70 % de la population vit dans les villes. Et comme ce ne seraient pas des soldats professionnels, ils subiraient de lourdes pertes. Comment les grandes villes rĂ©agiraient-elles face Ă cela ? Pour lâinstant, personne ne peut le dire. Sâagissant de la troisiĂšme issue, les pourparlers, sur le plan politique, ils sont impossibles Ă lâheure actuelle pour le prĂ©sident ukrainien Volodymyr Zelensky â son peuple ne tolĂ©rerait jamais que son territoire reste envahi. Et ils sont trĂšs difficiles pour Poutine â des dizaines de milliers de personnes armĂ©es nâaccepteraient jamais la fin de la guerre.
Vous avez Ă©voquĂ© lâĂ©ventualitĂ© de la dĂ©faite de Poutine. Sâil est acculĂ©, une attaque nuclĂ©aire tactique de sa part vous semble-t-elle possible ?
Cette Ă©volution des Ă©vĂ©nements me semble aujourdâhui trĂšs peu probable. Pour Poutine, ce serait une dĂ©cision politique beaucoup plus dangereuse que la mobilisation gĂ©nĂ©rale. PremiĂšrement, parce quâil perdrait les derniers alliĂ©s quâil a encore en Europe occidentale. Et deuxiĂšmement, aprĂšs cela, lâUkraine recevrait nĂ©cessairement plus dâarmes occidentales. Sans compter que du point de vue militaire, lâutilisation de lâarme tactique nuclĂ©aire de façon ponctuelle ne sert pas Ă grand-chose. Et que cela ferait de Poutine, personnellement, une cible.
Vous Ă©crivez dans votre livre quâil faut arrĂȘter Poutine, car il ne sâarrĂȘtera pas Ă lâUkraine et risque dâentraĂźner le monde dans un chaos global. Quelle est lâampleur du danger ?
LâUkraine ne se bat pas uniquement pour sa propre libertĂ©. Si Poutine avait envahi lâUkraine en trois jours, comme il avait pensĂ© le faire au dĂ©but, sa prochaine Ă©tape serait de demander Ă lâOtan de revenir aux frontiĂšres de 1997 [avant les vagues dâĂ©largissement de 1999, 2004, 2009, 2017 et 2020]. Puisque lâOtan nâaurait pas pu accĂ©der Ă cette exigence, Poutine nâaurait pas pu sâarrĂȘter. Il aurait continuĂ© en attaquant lâun des trois pays baltes. Et tĂŽt ou tard, lâOccident aurait Ă©tĂ© amenĂ© Ă assumer sa responsabilitĂ©. Le fait quâon a arrĂȘtĂ© Poutine en Ukraine pour le moment reprĂ©sente un rĂ©pit pour le monde entier.
ConcrĂštement, que peuvent faire les Russes dâune part et lâOccident dâautre part pour le stopper durablement ?
La dictature rĂšgne en Russie actuellement, et lâexpĂ©rience que lâon a des dictatures de ce genre montre quâun peuple sans armes ne peut pas arrĂȘter un tel rĂ©gime. Câest la raison pour laquelle Poutine a si peur de dĂ©clarer la mobilisation gĂ©nĂ©rale. Parce quâun peuple armĂ© peut tourner les armes dans lâautre sens. Ce que lâOccident peut faire en ce moment, câest continuer Ă fournir les armes Ă lâUkraine. Le deuxiĂšme axe, ce sont les sanctions technologiques, qui empĂȘchent dĂšs Ă prĂ©sent la production dâarmes â les autres sanctions auront un effet, mais seulement Ă moyen terme. Ce sujet englobe aussi la question de lâaide aux spĂ©cialistes russes hautement qualifiĂ©s qui essayent dâĂ©migrer en Occident. Leur fuite est en effet plus grave pour la Russie que les sanctions technologiques. Enfin le troisiĂšme point, câest la façon dont lâOccident peut se dĂ©fendre contre le chantage Ă©nergĂ©tique de Poutine. Il faut reconnaĂźtre quâau cours des vingt derniĂšres annĂ©es, lâOccident a commis une faute dans sa politique Ă©nergĂ©tique. Et je dois admettre que la France a Ă©tĂ© la plus raisonnable sur ce sujet. Je suis souvent critique de la politique de votre pays, mais dans ce cas-lĂ , je dis bravo.
Vous visez davantage lâAllemagne, et sa politique Ă©nergĂ©tique ? LâAllemagne, le Royaume-Uni, et tous les pays dâEurope occidentale qui sont devenus dĂ©pendants de ce fournisseur monopolistique.
Vous Ă©crivez que lâOccident sâest longuement trompĂ© sur Poutine. Quand aurions-nous dĂ» nous rĂ©veiller ?
Câest une question difficile. Jâai vu rĂ©cemment la vidĂ©o dâun discours de la femme dâun rĂ©alisateur de cinĂ©ma russe connu â dont je ne prĂ©fĂšre pas dĂ©voiler le nom -, oĂč elle dĂ©crit dĂšs 1999 [annĂ©e de son arrivĂ©e au pouvoir] ce que Poutine reprĂ©sente et ce quâil va faire. Si les dirigeants europĂ©ens ou moi avions Ă©tĂ© aussi intelligents que cette dame, nous aurions dĂ» ouvrir les yeux dĂšs cette Ă©poque. Moi, jâai tout compris en 2003, [NDLR : annĂ©e oĂč il a Ă©tĂ© envoyĂ© en prison]. Mais lâOccident aurait dĂ» comprendre en 2008, quand lâagression contre la GĂ©orgie a commencĂ©.
LâOccident a cru que jouer une carte dâapaisement pouvait lui permettre de continuer Ă discuter. CâĂ©tait une erreur ?
Poser une telle question aujourdâhui, relĂšve en quelque sorte de la plaisanterie. Vous connaissez vous-mĂȘme la rĂ©ponse.
« Poutine nâest pas la Russie et la Russie nâest pas Poutine », insistez-vous. Mais câest lui qui est aux commandes aujourdâhui. Comment faire pour traiter avec votre pays ?
Contrairement Ă lâentourage de Poutine, vous et moi comprenons trĂšs bien que, tĂŽt ou tard, Poutine va partir. Nous comprenons Ă©galement quâen dĂ©clenchant la guerre en Ukraine, il a rapprochĂ© la date de son dĂ©part. Le rĂ©gime de Poutine, câest un rĂ©gime personnaliste, câest-Ă -dire dâune seule personne. Donc la probabilitĂ© que ce rĂ©gime se prolonge au-delĂ de son mandat est faible. Toute la question est donc de savoir ce quâil y aura aprĂšs.
Des Ă©lĂ©ments importants peuvent jouer sur lâĂ©volution des Ă©vĂ©nements : la Russie va-t-elle continuer Ă regarder dans la direction de lâEurope ou non ?
Cela fait dĂ©jĂ trois cents ans que la Russie regarde dans cette direction, mais Poutine essaie actuellement de dĂ©tourner ce regard. Lui seul, il nây arrivera pas. Ce qui est important, câest que lâOccident ne lâaide pas dans cette dĂ©marche. Si lâOccident veut que la Russie soit un voisin plus ou moins amical, il faut quâune partie de sa population reste orientĂ©e vers lâEurope. Ces personnes ont toujours existĂ© et sont toujours lĂ . Les sondages montrent que 20 % des Russes sont contre la guerre en Ukraine. Quâune telle proportion de la population dise que lâEurope est une amie, câest vraiment beaucoup, sous une dictature, et dans un contexte de guerre. Car quand les gens rĂ©pondent aux sondages, ils sont conscients du fait quâils sâadressent probablement au FSB. Il faut absolument cultiver lâattitude amicale de ces gens-lĂ envers lâEurope. Or en ce moment, jâobserve un phĂ©nomĂšne trĂšs dangereux : en Europe, on pense que tous les Russes sont pareils. RĂ©cemment, jâai rencontrĂ© un avocat russe trĂšs connu, qui a toujours dĂ©fendu des personnes persĂ©cutĂ©es pour des motifs politiques, et qui continue Ă le faire. Eh bien, il a lâimpression dâĂȘtre rejetĂ© des deux cĂŽtĂ©s. Dâun cĂŽtĂ©, par le pouvoir de son pays, auquel il sâoppose. Et de lâautre, par les EuropĂ©ens, qui lâassocient Ă ce pouvoir. Quand Poutine va-t-il partir, que va-t-il se passer ? Bien sĂ»r, câest principalement la sociĂ©tĂ© russe qui va dĂ©cider. Mais lâOccident aura quand mĂȘme une certaine influence sur cette dĂ©cision. GrĂące aux sanctions et Ă la nĂ©cessitĂ© de rĂ©tablir les relations entre lâOccident et la Russie. Traditionnellement, lâOccident veut voir un tsar russe gentil Ă la tĂȘte du pays. Celui-ci Ă©tait mauvais. On veut en avoir un autre, meilleurâŠMais ce ne sera pas le cas !
Pourquoi, selon vous ?
Avant le dĂ©but de la guerre, je pensais que la dĂ©mocratisation et le passage Ă la rĂ©publique parlementaire seraient suffisants, mais depuis le 24 fĂ©vrier, jâai compris que garder la structure actuelle en Russie, câest trop dangereux. La Russie est un pays ultra-centralisĂ©. Si elle le reste, elle continuera Ă constituer un problĂšme pour lâEurope. Et pour le monde entier, dâailleurs. Le systĂšme repose sur le fait que 60 % des impĂŽts perçus dans les rĂ©gions vont Ă Moscou. Ensuite, une partie de cet argent revient dans ces rĂ©gions en Ă©change de leur loyautĂ©. Câest ainsi que cette manne maintient lâexistence dâune Ă©norme bureaucratie. Pour expliquer aux rĂ©gions, de Vladivostok Ă Kaliningrad, pourquoi ils doivent donner une si grande part de leurs recettes fiscales Ă Moscou, il nây a quâun seul argument : câest lâexistence dâun ennemi extĂ©rieur. Ce systĂšme conduit donc Ă agresser des pays Ă©trangers. On peut imaginer un autre systĂšme, dans lequel les deux tiers des impĂŽts resteraient dans les rĂ©gions. Il faudrait pour cela que le pouvoir fĂ©dĂ©ral puisse ĂȘtre reprĂ©sentĂ© par une Chambre des rĂ©gions, capable de coordonner les intĂ©rĂȘts communs. Ăvidemment, cela ne mettra pas fin du jour au lendemain aux situations conflictuelles, car certaines rĂ©gions seront dĂ©mocratiques et dâautres pas du tout. Mais un tel systĂšme ne serait plus agressif vis-Ă -vis de lâĂ©tranger, puisque la lĂ©gitimitĂ© des pouvoirs rĂ©gionaux ne serait plus fondĂ©e sur la menace extĂ©rieure. VoilĂ pourquoi aprĂšs Poutine, la Russie doit devenir une fĂ©dĂ©ration. On doit crĂ©er une Russie oĂč le pouvoir appartient aux rĂ©gions. A titre de comparaison, ce serait le modĂšle de la Suisse ou des Etats-Unis dâil y a deux cents ans. Un tout autre modĂšle nous ramĂšnerait au point oĂč nous en sommes actuellement. Et lâOccident devrait le comprendre, au lieu de toujours chercher un tsar gentilâŠ
Vous disiez au dĂ©but des annĂ©es 2000, que la Russie avait besoin dâenviron vingt ans pour devenir un pays dĂ©mocratique normal. Est-ce toujours possible aujourdâhui ?
Poutine nous a fait reculer trĂšs loin en arriĂšre. Je nâaime pas utiliser de grands mots, ni faire de grandes comparaisons, mais jâaffirme quâactuellement en Russie, un rĂ©gime fasciste est en place. Et ce rĂ©gime fasciste est en train de se transformer en rĂ©gime nazi. Comme si lâItalie [de Mussolini] devenait lâAllemagne [de Hitler]. Poutine a, en effet, rĂ©veillĂ© des forces politiques complĂštement abjectes qui nient lâexistence de la nation ukrainienne. Et aujourdâhui, il est obligĂ© de compter avec ces forces, puisquâelles forment lâĂ©pine dorsale du parti de la guerre. Plus il est isolĂ©, plus il se rapproche idĂ©ologiquement dâelles. Combien de temps a mis lâAllemagne pour se remettre de la pĂ©riode nazie ? Vingt ans. Il faut un changement de gĂ©nĂ©rations. De mĂȘme, Ă partir du dĂ©part de Poutine il faudra attendre au moins une vingtaine dâannĂ©es.
Vous estimez quâil serait contre-productif de dĂ©truire la Russie, car un leader du mĂȘme genre que Poutine le remplaceraitâŠ
La dĂ©faite militaire de Poutine en Ukraine va sĂ©rieusement affaiblir son rĂ©gime. Câest cette situation qui va mener au changement. Mais lâidĂ©e quâil serait possible de changer le pouvoir en Russie de lâextĂ©rieur est contre-productive. Tout ce que lâOccident peut faire, câest de continuer Ă maintenir les relations avec la sociĂ©tĂ© russe, conserver les sanctions technologiques, aider lâUkraine Ă se libĂ©rer, et par la suite, quand les changements vont commencer Ă se faire en Russie, aider ce pays Ă changer la structure du pouvoir.
Dans cette Russie de lâaprĂšs-Poutine, que vous nous dĂ©crivez, quel rĂŽle souhaiteriez-vous jouer ?
Le poste de prĂ©sident ne mâintĂ©resse pas. Tout simplement parce, comme je vous lâai dit, quâil ne peut pas y avoir de tsar « gentil » en Russie. Soit tu es un tsar, soit tu es gentil, mais pas les deux Ă la fois⊠Alors comment souhaiterais-je participer Ă la Russie de demain ? En lui apportant mes compĂ©tences. Je suis un manager professionnel et je sais comment gĂ©rer les questions dâordre Ă©conomique. Jâai dans ce domaine une grande expĂ©rience et si mon pays en a besoin, je la mettrai Ă sa disposition. Jâai Ă©galement dĂ©veloppĂ© ma propre vision de lâorganisation politique, en particulier du rĂŽle du Parlement. Jâadmire sur ce point le CongrĂšs amĂ©ricain, et son mĂ©canisme de fonctionnement et de production de lois qui est trĂšs efficace. Et si un jour jâavais la possibilitĂ© de mettre en oeuvre en Russie un tel dispositif, cela mâintĂ©resserait beaucoup. Mais est-ce que je pourrai le faire ? Si Poutine part demain, câest une Ă©ventualitĂ©. Si son dĂ©part nâintervient pas avant cinq ou dix ans, câest peu probable. Dans tous les cas, je suis convaincu que les changements dâordre rĂ©volutionnaire doivent ĂȘtre portĂ©s par les jeunes. Or la Russie va devoir passer par une rĂ©volution : si vous voulez vraiment savoir qui va changer la Russie, adressez-vous Ă ceux qui ont 35 ans aujourdâhui.
Vous estimez que les Russes sont scindĂ©s en deux camps : dâun cĂŽtĂ© la « population de la tĂ©lĂ©vision », une « majoritĂ© complaisante qui consomme et croit la propagande de Poutine » et de lâautre, la « population Internet », câest-Ă -dire « une minoritĂ© croissante, qui veut se faire sa propre opinion ». Cette derniĂšre a-t-elle les moyens de se faire entendre ?
Quand jâĂ©voque ces deux catĂ©gories, jâai bien conscience que cette sĂ©paration reste thĂ©orique. En effet, ceux qui veulent trouver des programmes de tĂ©lĂ©vision sur Internet vont les trouver. A lâinverse, on peut Ă©chapper Ă lâinfluence de la tĂ©lĂ©vision sans avoir accĂšs Ă lâInternet, grĂące aux livres et Ă toute la connaissance que lâon trouve en Ă©dition imprimĂ©e. Jâai passĂ© dix ans en prison sans avoir accĂšs Ă Internet, ce qui nâa pas fait de moi un consommateur de tĂ©lĂ©vision ! Mais ce qui me paraĂźt Ă©vident, câest cette frontiĂšre gĂ©nĂ©rationnelle entre deux catĂ©gories de la population russe. Dâun cĂŽtĂ©, les moins de 35 ans, qui sont dans leur majoritĂ© opposĂ©s la guerre. Et, de lâautre, les plus de 55 ans, qui y sont trĂšs largement favorables. Personnellement, je ne peux absolument pas imaginer que des gens de ma gĂ©nĂ©ration [NDLR : MikhaĂŻl Khodorkovski est ĂągĂ© de 59 ans], qui ont connu lâUnion soviĂ©tique, puissent ĂȘtre dâaccord avec les bombardements de Kharkiv ou de Kiev⊠Mais câest un fait !
Ă vous entendre, un changement de pouvoir de maniĂšre dĂ©mocratique en Russie nâest pas encore Ă lâordre du jourâŠ
Non, parce que la voie dĂ©mocratique rĂ©clame des Ă©lections. Or aujourdâhui, il nây a pas dâĂ©lections en Russie ! Le systĂšme juridique russe nâoffre pas la possibilitĂ© dâorganiser de vrais scrutins. En rĂ©alitĂ©, si vous voulez quâon vote pour vous dans le cadre dâĂ©lections honnĂȘtes, vous devez dâabord faire la rĂ©volution et abolir les lois qui existent actuellement. Mais apparaĂźt alors un deuxiĂšme problĂšme. Si vous faites la rĂ©volution et que vous arrivez au pouvoir Ă la place de Poutine, la logique des Ă©vĂ©nements va faire de vous un nouveau Poutine. Dans le passĂ©, on a connu un seul dirigeant qui a essayĂ© de ne pas devenir un autocrate : MikhaĂŻl Gorbatchev. Or, regardez combien de temps il est restĂ© au pouvoir Ă partir du moment oĂč il a commencĂ© Ă faire de vrais changements : moins de deux ans. Pourtant, il avait Ă sa disposition un Ă©norme appareil. Mais prĂ©cisĂ©ment, câest cet appareil qui lâa dĂ©truit.
Vous rappelez que lâhistoire de la Russie est une succession de rĂ©gimes trĂšs autoritaires, et que les tentatives dâĂ©volution dĂ©mocratiques â la pĂ©riode de fĂ©vrier Ă octobre 1917, et celle au dĂ©but des annĂ©es 1990, avec Gorbatchev et Eltsine â sont restĂ©es vaines. La Russie est-elle condamnĂ©e Ă ĂȘtre dirigĂ©e par des autocrates ?
Comme je vous lâai dit, lâautoritarisme est une caractĂ©ristique immanente de la Russie ultra-centralisĂ©e. La seule voie possible pour parvenir Ă une dĂ©mocratisation progressive du pays, est de dĂ©truire cette ultra-centralisation. Mais en faisant cela, il faudra se montrer trĂšs prudent, en prenant garde Ă ne surtout pas tout dĂ©truire. Car un Ă©clatement de la Russie ferait naĂźtre un autre danger tout aussi grave : il y a dans notre pays un groupe de rĂ©gions qui possĂšdent lâarme nuclĂ©aire. En cas de dĂ©sagrĂ©gation lâEtat russe, la probabilitĂ© de conflits entre ces rĂ©gions serait grande. Quand vous mesurez ces risques, vous comprenez pourquoi le chemin est trĂšs Ă©troit entre dâun cĂŽtĂ© lâeffondrement du pays et de lâautre cette ultra-centralisation. Câest ce chemin quâil faut emprunter.
Vous racontez comment la libĂ©ralisation entamĂ©e par MikhaĂŻl Gorbatchev vous a permis de dĂ©couvrir le fonctionnement lâOccident. Une femme en particulier vous a impressionnĂ© : la PremiĂšre ministre britannique Margaret Thatcher, qui est venue Ă Moscou en 1987âŠ
Oui, jâavais son portrait sur mon bureau. Et jâaimais beaucoup cette citation, inscrite sur cette photo : « Si vous voulez que quelque chose soit dit, demandez Ă un homme, si vous voulez que quelque chose soit fait, demandez Ă une femme. » Maintenant que je vis au Royaume-Uni, je comprends mieux le systĂšme politique britannique. Lorsque jâĂ©tais en Russie, la place de la reine me paraissait incongrue, et je suis certain que son rĂŽle restait vague aux yeux de beaucoup de Britanniques. Mais avec sa disparition, tout le monde reconnaĂźt son incroyable sens du devoir et la façon dont elle a servi la sociĂ©tĂ©. Les images de la rencontre entre Elizabeth II et la nouvelle PremiĂšre ministre Liz Truss sont sur ce point trĂšs parlantes : on voit Ă quel point la reine puise dans ses derniĂšres forces, mais elle le fait. Pour moi, câest une leçon personnelle.
En mars 2021, vous avez entendu sur la radio Echo de Moscou que votre tĂȘte Ă©tait mise Ă prix par le Kremlin. Lâannonce promettait « une prime de 500 000 dollars pour la capture de lâancien chef de la compagnie pĂ©troliĂšre Ioukos, Mikhail Borisovich Khodorkovski, qui se cache actuellement Ă Londres ». Vivez-vous avec la peur au quotidien ?
JâĂ©tais, disons, inquiet lorsque jâai Ă©coutĂ© cette annonce, mais cela fait partie de ma vie. Je ne peux pas dire que mon mĂ©tier est le plus risquĂ©. Il y a par exemple des pilotes dâavions de guerre dont le travail est beaucoup plus dangereux, et ils vivent avec ça.
Vous dirigez aujourdâhui la fondation Open Russia, qui promeut les rĂ©formes politiques en Russie, mais aussi lâindĂ©pendance des mĂ©dias et financez le Dossier Center, qui rĂ©alise des investigations sur le Kremlin. Que savez-vous des liens entre des personnalitĂ©s politiques françaises et le gouvernement russe ?
Je suis persuadĂ© quâune partie des hommes politiques français contribue de façon consciente au rĂ©gime de Poutine. Certains le font en raison de leurs opinions politiques et dâautres, pour des motifs diffĂ©rents. Quand on mâavait invitĂ© Ă faire un discours devant une commission du Parlement europĂ©en [NDLR : le 10 mai 2021], je lâavais dit droit dans les yeux Ă certains dâentre eux.
Propos recueillis par Eric Chol et Cyrille Pluyette