Tribune Juive

đ— đ—¶đ—žđ—”đ—źđ—¶Ìˆđ—č đ—žđ—”đ—Œđ—±đ—Œđ—żđ—žđ—Œđ˜ƒđ˜€đ—žđ—¶ : Â«Â đ—Ÿđ—ź đ—„đ˜‚đ˜€đ˜€đ—¶đ—Č 𝘃𝗼 đ—±đ—Čđ˜ƒđ—Œđ—¶đ—ż đ—œđ—źđ˜€đ˜€đ—Č𝗿 đ—œđ—źđ—ż đ˜‚đ—»đ—Č 𝗿đ—ČÌđ˜ƒđ—Œđ—čđ˜‚đ˜đ—¶đ—Œđ—»Â Â»

En déclenchant la guerre en Ukraine, Poutine a rapproché la date de son départ », estime Mikhaïl Khodorkovski.
Patrick T. FALLON / AFP

Il est l’une des personnes au monde qui connaĂźt le mieux les ressorts intimes de Vladimir Poutine, pour avoir dĂ©fiĂ© le « tsar » les yeux dans les yeux et avoir subi son chĂątiment – il a passĂ© dix ans en prison et dans un camp de travail aux confins de la SibĂ©rie. ExilĂ© Ă  Londres depuis 2015, MikhaĂŻl Khodorkovski, l’ancien patron du gĂ©ant pĂ©trolier Ioukos, qui fut l’homme le plus riche de Russie, continue Ă  ĂȘtre menacĂ© par le Kremlin. Il faut dire que l’ex-oligarque, Ă  la tĂȘte d’une fondation visant Ă  la dĂ©mocratisation de son pays, s’est imposĂ© comme un adversaire particuliĂšrement pugnace du prĂ©sident russe. Dans son livre « The Russia Conundrum » (Ed. WH Allen, non traduit), sorti ce mois-ci au Royaume-Uni, il dĂ©crit avec prĂ©cision le rĂ©gime dictatorial de Poutine comme Ă©tant un systĂšme mafieux gangrenĂ© par les services de sĂ©curitĂ©. Il a acquis la conviction que l’ancien officier du KGB Ă©tait capable des « crimes les plus terribles » et « qu’on ne peut jamais lui faire confiance ». Khodorkovski dĂ©plore par ailleurs que l’Occident se soit longtemps obstinĂ© Ă  fermer les yeux sur les exactions du chef du Kremlin, dans l’espoir vain de l’apaiser. Et rĂ©flĂ©chit Ă  la façon de reconstruire la Russie aprĂšs le dĂ©part de Poutine – que la guerre en Ukraine va selon lui accĂ©lĂ©rer – persuadĂ© que son pays peut sortir « d’une succession sans fin de dictatures ». Mais avant cela, une « rĂ©volution » est nĂ©cessaire, explique l’opposant de 59 ans, qui a reçu « L’Express » dans ses bureaux du centre de Londres, le 15 septembre (avant l’annonce par le Kremlin de la tenue de rĂ©fĂ©rendums d’annexion dans des rĂ©gions occupĂ©es de l’est de l’Ukraine et d’une « mobilisation partielle » de la population), pour un entretien exclusif.

L’Express : L’armĂ©e ukrainienne a repris derniĂšrement nombre de territoires qui Ă©taient occupĂ©s par les Russes : assiste-t-on Ă  un tournant dans la guerre en Ukraine ?

MikhaĂŻl Khodorkovski : Oui et non. D’une part, ce tournant psychologique est vraiment trĂšs important. C’est la premiĂšre fois que l’armĂ©e russe est vraiment en train de perdre. Est-ce que cette dĂ©faite est effectivement un tournant dans la guerre ? Nous ne le savons pas. Aujourd’hui, Poutine doit prendre une dĂ©cision : va-t-il continuer la guerre avec les moyens Ă  sa disposition actuellement ? Va-t-il chercher Ă  les accroĂźtre en dĂ©clarant la mobilisation gĂ©nĂ©rale ? Ou bien, va-t-il vouloir engager des pourparlers ? Dans le premier scĂ©nario, tout dĂ©pendra de la position de l’Occident. Si l’Occident augmente les livraisons d’armes, Ă©tant donnĂ© la façon dont la guerre est menĂ©e aujourd’hui, Poutine va la perdre. Dans le cas contraire, ce conflit va se prolonger et les Ă©vĂ©nements actuels ne seront qu’un Ă©pisode parmi d’autres. Si Poutine annonce la mobilisation gĂ©nĂ©rale, il joue une carte trĂšs forte. On peut en effet estimer Ă  deux ou trois millions de personnes les rĂ©serves de mobilisation civile en Russie. Et Poutine a de quoi armer tous ces gens-lĂ . Avec des armes anciennes, certes, mais des armes qui tuent quand mĂȘme. Mais le problĂšme, pour lui, se situerait ailleurs. La mobilisation toucherait des gens des grandes villes – en Russie, 70 % de la population vit dans les villes. Et comme ce ne seraient pas des soldats professionnels, ils subiraient de lourdes pertes. Comment les grandes villes rĂ©agiraient-elles face Ă  cela ? Pour l’instant, personne ne peut le dire. S’agissant de la troisiĂšme issue, les pourparlers, sur le plan politique, ils sont impossibles Ă  l’heure actuelle pour le prĂ©sident ukrainien Volodymyr Zelensky – son peuple ne tolĂ©rerait jamais que son territoire reste envahi. Et ils sont trĂšs difficiles pour Poutine – des dizaines de milliers de personnes armĂ©es n’accepteraient jamais la fin de la guerre.

Vous avez Ă©voquĂ© l’éventualitĂ© de la dĂ©faite de Poutine. S’il est acculĂ©, une attaque nuclĂ©aire tactique de sa part vous semble-t-elle possible ?

Cette Ă©volution des Ă©vĂ©nements me semble aujourd’hui trĂšs peu probable. Pour Poutine, ce serait une dĂ©cision politique beaucoup plus dangereuse que la mobilisation gĂ©nĂ©rale. PremiĂšrement, parce qu’il perdrait les derniers alliĂ©s qu’il a encore en Europe occidentale. Et deuxiĂšmement, aprĂšs cela, l’Ukraine recevrait nĂ©cessairement plus d’armes occidentales. Sans compter que du point de vue militaire, l’utilisation de l’arme tactique nuclĂ©aire de façon ponctuelle ne sert pas Ă  grand-chose. Et que cela ferait de Poutine, personnellement, une cible.

Vous Ă©crivez dans votre livre qu’il faut arrĂȘter Poutine, car il ne s’arrĂȘtera pas Ă  l’Ukraine et risque d’entraĂźner le monde dans un chaos global. Quelle est l’ampleur du danger ?

L’Ukraine ne se bat pas uniquement pour sa propre libertĂ©. Si Poutine avait envahi l’Ukraine en trois jours, comme il avait pensĂ© le faire au dĂ©but, sa prochaine Ă©tape serait de demander Ă  l’Otan de revenir aux frontiĂšres de 1997 [avant les vagues d’élargissement de 1999, 2004, 2009, 2017 et 2020]. Puisque l’Otan n’aurait pas pu accĂ©der Ă  cette exigence, Poutine n’aurait pas pu s’arrĂȘter. Il aurait continuĂ© en attaquant l’un des trois pays baltes. Et tĂŽt ou tard, l’Occident aurait Ă©tĂ© amenĂ© Ă  assumer sa responsabilitĂ©. Le fait qu’on a arrĂȘtĂ© Poutine en Ukraine pour le moment reprĂ©sente un rĂ©pit pour le monde entier.

Concrùtement, que peuvent faire les Russes d’une part et l’Occident d’autre part pour le stopper durablement ?

La dictature rĂšgne en Russie actuellement, et l’expĂ©rience que l’on a des dictatures de ce genre montre qu’un peuple sans armes ne peut pas arrĂȘter un tel rĂ©gime. C’est la raison pour laquelle Poutine a si peur de dĂ©clarer la mobilisation gĂ©nĂ©rale. Parce qu’un peuple armĂ© peut tourner les armes dans l’autre sens. Ce que l’Occident peut faire en ce moment, c’est continuer Ă  fournir les armes Ă  l’Ukraine. Le deuxiĂšme axe, ce sont les sanctions technologiques, qui empĂȘchent dĂšs Ă  prĂ©sent la production d’armes – les autres sanctions auront un effet, mais seulement Ă  moyen terme. Ce sujet englobe aussi la question de l’aide aux spĂ©cialistes russes hautement qualifiĂ©s qui essayent d’émigrer en Occident. Leur fuite est en effet plus grave pour la Russie que les sanctions technologiques. Enfin le troisiĂšme point, c’est la façon dont l’Occident peut se dĂ©fendre contre le chantage Ă©nergĂ©tique de Poutine. Il faut reconnaĂźtre qu’au cours des vingt derniĂšres annĂ©es, l’Occident a commis une faute dans sa politique Ă©nergĂ©tique. Et je dois admettre que la France a Ă©tĂ© la plus raisonnable sur ce sujet. Je suis souvent critique de la politique de votre pays, mais dans ce cas-lĂ , je dis bravo.

Vous visez davantage l’Allemagne, et sa politique Ă©nergĂ©tique ? L’Allemagne, le Royaume-Uni, et tous les pays d’Europe occidentale qui sont devenus dĂ©pendants de ce fournisseur monopolistique.

Vous Ă©crivez que l’Occident s’est longuement trompĂ© sur Poutine. Quand aurions-nous dĂ» nous rĂ©veiller ?

C’est une question difficile. J’ai vu rĂ©cemment la vidĂ©o d’un discours de la femme d’un rĂ©alisateur de cinĂ©ma russe connu – dont je ne prĂ©fĂšre pas dĂ©voiler le nom -, oĂč elle dĂ©crit dĂšs 1999 [annĂ©e de son arrivĂ©e au pouvoir] ce que Poutine reprĂ©sente et ce qu’il va faire. Si les dirigeants europĂ©ens ou moi avions Ă©tĂ© aussi intelligents que cette dame, nous aurions dĂ» ouvrir les yeux dĂšs cette Ă©poque. Moi, j’ai tout compris en 2003, [NDLR : annĂ©e oĂč il a Ă©tĂ© envoyĂ© en prison]. Mais l’Occident aurait dĂ» comprendre en 2008, quand l’agression contre la GĂ©orgie a commencĂ©.

L’Occident a cru que jouer une carte d’apaisement pouvait lui permettre de continuer Ă  discuter. C’était une erreur ?

Poser une telle question aujourd’hui, relĂšve en quelque sorte de la plaisanterie. Vous connaissez vous-mĂȘme la rĂ©ponse.

« Poutine n’est pas la Russie et la Russie n’est pas Poutine », insistez-vous. Mais c’est lui qui est aux commandes aujourd’hui. Comment faire pour traiter avec votre pays ?

Contrairement Ă  l’entourage de Poutine, vous et moi comprenons trĂšs bien que, tĂŽt ou tard, Poutine va partir. Nous comprenons Ă©galement qu’en dĂ©clenchant la guerre en Ukraine, il a rapprochĂ© la date de son dĂ©part. Le rĂ©gime de Poutine, c’est un rĂ©gime personnaliste, c’est-Ă -dire d’une seule personne. Donc la probabilitĂ© que ce rĂ©gime se prolonge au-delĂ  de son mandat est faible. Toute la question est donc de savoir ce qu’il y aura aprĂšs.

Des Ă©lĂ©ments importants peuvent jouer sur l’évolution des Ă©vĂ©nements : la Russie va-t-elle continuer Ă  regarder dans la direction de l’Europe ou non ?

Cela fait dĂ©jĂ  trois cents ans que la Russie regarde dans cette direction, mais Poutine essaie actuellement de dĂ©tourner ce regard. Lui seul, il n’y arrivera pas. Ce qui est important, c’est que l’Occident ne l’aide pas dans cette dĂ©marche. Si l’Occident veut que la Russie soit un voisin plus ou moins amical, il faut qu’une partie de sa population reste orientĂ©e vers l’Europe. Ces personnes ont toujours existĂ© et sont toujours lĂ . Les sondages montrent que 20 % des Russes sont contre la guerre en Ukraine. Qu’une telle proportion de la population dise que l’Europe est une amie, c’est vraiment beaucoup, sous une dictature, et dans un contexte de guerre. Car quand les gens rĂ©pondent aux sondages, ils sont conscients du fait qu’ils s’adressent probablement au FSB. Il faut absolument cultiver l’attitude amicale de ces gens-lĂ  envers l’Europe. Or en ce moment, j’observe un phĂ©nomĂšne trĂšs dangereux : en Europe, on pense que tous les Russes sont pareils. RĂ©cemment, j’ai rencontrĂ© un avocat russe trĂšs connu, qui a toujours dĂ©fendu des personnes persĂ©cutĂ©es pour des motifs politiques, et qui continue Ă  le faire. Eh bien, il a l’impression d’ĂȘtre rejetĂ© des deux cĂŽtĂ©s. D’un cĂŽtĂ©, par le pouvoir de son pays, auquel il s’oppose. Et de l’autre, par les EuropĂ©ens, qui l’associent Ă  ce pouvoir. Quand Poutine va-t-il partir, que va-t-il se passer ? Bien sĂ»r, c’est principalement la sociĂ©tĂ© russe qui va dĂ©cider. Mais l’Occident aura quand mĂȘme une certaine influence sur cette dĂ©cision. GrĂące aux sanctions et Ă  la nĂ©cessitĂ© de rĂ©tablir les relations entre l’Occident et la Russie. Traditionnellement, l’Occident veut voir un tsar russe gentil Ă  la tĂȘte du pays. Celui-ci Ă©tait mauvais. On veut en avoir un autre, meilleur
Mais ce ne sera pas le cas !

Pourquoi, selon vous ?

Avant le dĂ©but de la guerre, je pensais que la dĂ©mocratisation et le passage Ă  la rĂ©publique parlementaire seraient suffisants, mais depuis le 24 fĂ©vrier, j’ai compris que garder la structure actuelle en Russie, c’est trop dangereux. La Russie est un pays ultra-centralisĂ©. Si elle le reste, elle continuera Ă  constituer un problĂšme pour l’Europe. Et pour le monde entier, d’ailleurs. Le systĂšme repose sur le fait que 60 % des impĂŽts perçus dans les rĂ©gions vont Ă  Moscou. Ensuite, une partie de cet argent revient dans ces rĂ©gions en Ă©change de leur loyautĂ©. C’est ainsi que cette manne maintient l’existence d’une Ă©norme bureaucratie. Pour expliquer aux rĂ©gions, de Vladivostok Ă  Kaliningrad, pourquoi ils doivent donner une si grande part de leurs recettes fiscales Ă  Moscou, il n’y a qu’un seul argument : c’est l’existence d’un ennemi extĂ©rieur. Ce systĂšme conduit donc Ă  agresser des pays Ă©trangers. On peut imaginer un autre systĂšme, dans lequel les deux tiers des impĂŽts resteraient dans les rĂ©gions. Il faudrait pour cela que le pouvoir fĂ©dĂ©ral puisse ĂȘtre reprĂ©sentĂ© par une Chambre des rĂ©gions, capable de coordonner les intĂ©rĂȘts communs. Évidemment, cela ne mettra pas fin du jour au lendemain aux situations conflictuelles, car certaines rĂ©gions seront dĂ©mocratiques et d’autres pas du tout. Mais un tel systĂšme ne serait plus agressif vis-Ă -vis de l’étranger, puisque la lĂ©gitimitĂ© des pouvoirs rĂ©gionaux ne serait plus fondĂ©e sur la menace extĂ©rieure. VoilĂ  pourquoi aprĂšs Poutine, la Russie doit devenir une fĂ©dĂ©ration. On doit crĂ©er une Russie oĂč le pouvoir appartient aux rĂ©gions. A titre de comparaison, ce serait le modĂšle de la Suisse ou des Etats-Unis d’il y a deux cents ans. Un tout autre modĂšle nous ramĂšnerait au point oĂč nous en sommes actuellement. Et l’Occident devrait le comprendre, au lieu de toujours chercher un tsar gentil


Vous disiez au dĂ©but des annĂ©es 2000, que la Russie avait besoin d’environ vingt ans pour devenir un pays dĂ©mocratique normal. Est-ce toujours possible aujourd’hui ?

Poutine nous a fait reculer trĂšs loin en arriĂšre. Je n’aime pas utiliser de grands mots, ni faire de grandes comparaisons, mais j’affirme qu’actuellement en Russie, un rĂ©gime fasciste est en place. Et ce rĂ©gime fasciste est en train de se transformer en rĂ©gime nazi. Comme si l’Italie [de Mussolini] devenait l’Allemagne [de Hitler]. Poutine a, en effet, rĂ©veillĂ© des forces politiques complĂštement abjectes qui nient l’existence de la nation ukrainienne. Et aujourd’hui, il est obligĂ© de compter avec ces forces, puisqu’elles forment l’épine dorsale du parti de la guerre. Plus il est isolĂ©, plus il se rapproche idĂ©ologiquement d’elles. Combien de temps a mis l’Allemagne pour se remettre de la pĂ©riode nazie ? Vingt ans. Il faut un changement de gĂ©nĂ©rations. De mĂȘme, Ă  partir du dĂ©part de Poutine il faudra attendre au moins une vingtaine d’annĂ©es.

Vous estimez qu’il serait contre-productif de dĂ©truire la Russie, car un leader du mĂȘme genre que Poutine le remplacerait


La dĂ©faite militaire de Poutine en Ukraine va sĂ©rieusement affaiblir son rĂ©gime. C’est cette situation qui va mener au changement. Mais l’idĂ©e qu’il serait possible de changer le pouvoir en Russie de l’extĂ©rieur est contre-productive. Tout ce que l’Occident peut faire, c’est de continuer Ă  maintenir les relations avec la sociĂ©tĂ© russe, conserver les sanctions technologiques, aider l’Ukraine Ă  se libĂ©rer, et par la suite, quand les changements vont commencer Ă  se faire en Russie, aider ce pays Ă  changer la structure du pouvoir.

Dans cette Russie de l’aprĂšs-Poutine, que vous nous dĂ©crivez, quel rĂŽle souhaiteriez-vous jouer ?

Le poste de prĂ©sident ne m’intĂ©resse pas. Tout simplement parce, comme je vous l’ai dit, qu’il ne peut pas y avoir de tsar « gentil » en Russie. Soit tu es un tsar, soit tu es gentil, mais pas les deux Ă  la fois
 Alors comment souhaiterais-je participer Ă  la Russie de demain ? En lui apportant mes compĂ©tences. Je suis un manager professionnel et je sais comment gĂ©rer les questions d’ordre Ă©conomique. J’ai dans ce domaine une grande expĂ©rience et si mon pays en a besoin, je la mettrai Ă  sa disposition. J’ai Ă©galement dĂ©veloppĂ© ma propre vision de l’organisation politique, en particulier du rĂŽle du Parlement. J’admire sur ce point le CongrĂšs amĂ©ricain, et son mĂ©canisme de fonctionnement et de production de lois qui est trĂšs efficace. Et si un jour j’avais la possibilitĂ© de mettre en oeuvre en Russie un tel dispositif, cela m’intĂ©resserait beaucoup. Mais est-ce que je pourrai le faire ? Si Poutine part demain, c’est une Ă©ventualitĂ©. Si son dĂ©part n’intervient pas avant cinq ou dix ans, c’est peu probable. Dans tous les cas, je suis convaincu que les changements d’ordre rĂ©volutionnaire doivent ĂȘtre portĂ©s par les jeunes. Or la Russie va devoir passer par une rĂ©volution : si vous voulez vraiment savoir qui va changer la Russie, adressez-vous Ă  ceux qui ont 35 ans aujourd’hui.

Vous estimez que les Russes sont scindĂ©s en deux camps : d’un cĂŽtĂ© la « population de la tĂ©lĂ©vision », une « majoritĂ© complaisante qui consomme et croit la propagande de Poutine » et de l’autre, la « population Internet », c’est-Ă -dire « une minoritĂ© croissante, qui veut se faire sa propre opinion ». Cette derniĂšre a-t-elle les moyens de se faire entendre ?

Quand j’évoque ces deux catĂ©gories, j’ai bien conscience que cette sĂ©paration reste thĂ©orique. En effet, ceux qui veulent trouver des programmes de tĂ©lĂ©vision sur Internet vont les trouver. A l’inverse, on peut Ă©chapper Ă  l’influence de la tĂ©lĂ©vision sans avoir accĂšs Ă  l’Internet, grĂące aux livres et Ă  toute la connaissance que l’on trouve en Ă©dition imprimĂ©e. J’ai passĂ© dix ans en prison sans avoir accĂšs Ă  Internet, ce qui n’a pas fait de moi un consommateur de tĂ©lĂ©vision ! Mais ce qui me paraĂźt Ă©vident, c’est cette frontiĂšre gĂ©nĂ©rationnelle entre deux catĂ©gories de la population russe. D’un cĂŽtĂ©, les moins de 35 ans, qui sont dans leur majoritĂ© opposĂ©s la guerre. Et, de l’autre, les plus de 55 ans, qui y sont trĂšs largement favorables. Personnellement, je ne peux absolument pas imaginer que des gens de ma gĂ©nĂ©ration [NDLR : MikhaĂŻl Khodorkovski est ĂągĂ© de 59 ans], qui ont connu l’Union soviĂ©tique, puissent ĂȘtre d’accord avec les bombardements de Kharkiv ou de Kiev
 Mais c’est un fait !

À vous entendre, un changement de pouvoir de maniĂšre dĂ©mocratique en Russie n’est pas encore Ă  l’ordre du jour


Non, parce que la voie dĂ©mocratique rĂ©clame des Ă©lections. Or aujourd’hui, il n’y a pas d’élections en Russie ! Le systĂšme juridique russe n’offre pas la possibilitĂ© d’organiser de vrais scrutins. En rĂ©alitĂ©, si vous voulez qu’on vote pour vous dans le cadre d’élections honnĂȘtes, vous devez d’abord faire la rĂ©volution et abolir les lois qui existent actuellement. Mais apparaĂźt alors un deuxiĂšme problĂšme. Si vous faites la rĂ©volution et que vous arrivez au pouvoir Ă  la place de Poutine, la logique des Ă©vĂ©nements va faire de vous un nouveau Poutine. Dans le passĂ©, on a connu un seul dirigeant qui a essayĂ© de ne pas devenir un autocrate : MikhaĂŻl Gorbatchev. Or, regardez combien de temps il est restĂ© au pouvoir Ă  partir du moment oĂč il a commencĂ© Ă  faire de vrais changements : moins de deux ans. Pourtant, il avait Ă  sa disposition un Ă©norme appareil. Mais prĂ©cisĂ©ment, c’est cet appareil qui l’a dĂ©truit.

Vous rappelez que l’histoire de la Russie est une succession de rĂ©gimes trĂšs autoritaires, et que les tentatives d’évolution dĂ©mocratiques – la pĂ©riode de fĂ©vrier Ă  octobre 1917, et celle au dĂ©but des annĂ©es 1990, avec Gorbatchev et Eltsine – sont restĂ©es vaines. La Russie est-elle condamnĂ©e Ă  ĂȘtre dirigĂ©e par des autocrates ?

Comme je vous l’ai dit, l’autoritarisme est une caractĂ©ristique immanente de la Russie ultra-centralisĂ©e. La seule voie possible pour parvenir Ă  une dĂ©mocratisation progressive du pays, est de dĂ©truire cette ultra-centralisation. Mais en faisant cela, il faudra se montrer trĂšs prudent, en prenant garde Ă  ne surtout pas tout dĂ©truire. Car un Ă©clatement de la Russie ferait naĂźtre un autre danger tout aussi grave : il y a dans notre pays un groupe de rĂ©gions qui possĂšdent l’arme nuclĂ©aire. En cas de dĂ©sagrĂ©gation l’Etat russe, la probabilitĂ© de conflits entre ces rĂ©gions serait grande. Quand vous mesurez ces risques, vous comprenez pourquoi le chemin est trĂšs Ă©troit entre d’un cĂŽtĂ© l’effondrement du pays et de l’autre cette ultra-centralisation. C’est ce chemin qu’il faut emprunter.

Vous racontez comment la libĂ©ralisation entamĂ©e par MikhaĂŻl Gorbatchev vous a permis de dĂ©couvrir le fonctionnement l’Occident. Une femme en particulier vous a impressionnĂ© : la PremiĂšre ministre britannique Margaret Thatcher, qui est venue Ă  Moscou en 1987


Oui, j’avais son portrait sur mon bureau. Et j’aimais beaucoup cette citation, inscrite sur cette photo : « Si vous voulez que quelque chose soit dit, demandez Ă  un homme, si vous voulez que quelque chose soit fait, demandez Ă  une femme. » Maintenant que je vis au Royaume-Uni, je comprends mieux le systĂšme politique britannique. Lorsque j’étais en Russie, la place de la reine me paraissait incongrue, et je suis certain que son rĂŽle restait vague aux yeux de beaucoup de Britanniques. Mais avec sa disparition, tout le monde reconnaĂźt son incroyable sens du devoir et la façon dont elle a servi la sociĂ©tĂ©. Les images de la rencontre entre Elizabeth II et la nouvelle PremiĂšre ministre Liz Truss sont sur ce point trĂšs parlantes : on voit Ă  quel point la reine puise dans ses derniĂšres forces, mais elle le fait. Pour moi, c’est une leçon personnelle.

En mars 2021, vous avez entendu sur la radio Echo de Moscou que votre tĂȘte Ă©tait mise Ă  prix par le Kremlin. L’annonce promettait « une prime de 500 000 dollars pour la capture de l’ancien chef de la compagnie pĂ©troliĂšre Ioukos, Mikhail Borisovich Khodorkovski, qui se cache actuellement Ă  Londres ». Vivez-vous avec la peur au quotidien ?

J’étais, disons, inquiet lorsque j’ai Ă©coutĂ© cette annonce, mais cela fait partie de ma vie. Je ne peux pas dire que mon mĂ©tier est le plus risquĂ©. Il y a par exemple des pilotes d’avions de guerre dont le travail est beaucoup plus dangereux, et ils vivent avec ça.

Vous dirigez aujourd’hui la fondation Open Russia, qui promeut les rĂ©formes politiques en Russie, mais aussi l’indĂ©pendance des mĂ©dias et financez le Dossier Center, qui rĂ©alise des investigations sur le Kremlin. Que savez-vous des liens entre des personnalitĂ©s politiques françaises et le gouvernement russe ?

Je suis persuadĂ© qu’une partie des hommes politiques français contribue de façon consciente au rĂ©gime de Poutine. Certains le font en raison de leurs opinions politiques et d’autres, pour des motifs diffĂ©rents. Quand on m’avait invitĂ© Ă  faire un discours devant une commission du Parlement europĂ©en [NDLR : le 10 mai 2021], je l’avais dit droit dans les yeux Ă  certains d’entre eux.

Propos recueillis par Eric Chol et Cyrille Pluyette

https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwjrvdaqqaj6AhVBlxoKHRJYAn0QFnoECAUQAQ&url=https%3A%2F%2Fwww.lexpress.fr%2Factualite%2Fmonde%2Feurope%2Fmikhail-khodorkovski-la-russie-va-devoir-passer-par-une-revolution_2180366.html&usg=AOvVaw0i2hbvkskcCQ2Lwagx0cen

Quitter la version mobile