Tribune Juive

Père Patrick Desbois. Crimes de guerre en Ukraine et en Arménie

« Quand le propagande autorise le crime sadique, le chef ne manque jamais d’employés »

©Photo Delphine Goldsztejn pour Le Parisien

Spécialiste reconnu de la Shoah, le père Patrick Desbois enquête sur les crimes de guerre en Ukraine. Il a déjà travaillé sur le génocide des Yazidis en Irak.

Les témoignages de tortures et exactions contre des civils par des soldats russes se multiplient en Ukraine à mesure que le territoire est libéré. Dernière révélation en date : la découverte d’un cimetière improvisé dans la ville libérée d’Izyoum, où des enquêteurs exhument les corps pour y identifier de possibles crimes de guerre. Certains cadavres ont les poings liés ou le cou entouré d’une corde.

1400 kilomètres plus loin, de l’autre côté de la mer Noire, un autre conflit séculaire s’est réveillé, le 13 septembre dernier, avec l’attaque de l’Arménie par l’Azerbaïdjan, et là encore, hélas, son lot de barbarie et d’exactions. Plusieurs cas de torture sont rapportés sur des réseaux sociaux azerbaïdjanais, comme celui d’une soldate arménienne violée, mutilée et massacrée par des soldats azéris ayant filmé leur crime.

D’un conflit à l’autre, d’une armée, d’un peuple à l’autre, comment expliquer un tel déchaînement de violences et de barbarie ?

Au Figaro , nous nous étions déjà posé la question en avril dernier à propos des exactions commises par l’armée russe en Ukraine. Plusieurs chercheurs évoquaient alors une brutalité structurelle propre à l’armée russe, renforcée par un manque d’encadrement des jeunes soldats et un sentiment d’impunité.

À chaque conflit ses peuples, cultures, et histoires. Bien souvent, la guerre a été précédée par des décennies de «propagande», qui apprend à haïr un ennemi : celui qui a spolié les terres de ses ancêtres, assassiné ou torturé ses aïeux, parfois sur plusieurs générations. Un besoin de vengeance, un sentiment d’honneur à sauver s’imposent, conduisant au pire. D’un point de vue occidental, habitué à la paix, l’effroi le dispute à l’incompréhension. Comment concevoir que de telles exactions puissent encore être commises, après les traumatismes collectifs laissés par les expériences totalitaires ? De telles atrocités sont-elles intrinsèquement «autorisées» par la culture, l’histoire de certains peuples en particulier ? Ou sont-elles en germe dans toutes les sociétés, même les plus pacifiques en apparence ?

Le père Patrick Desbois, qui documente depuis des décennies les crimes en temps de guerre, penche plutôt pour la deuxième hypothèse – sans exclure la première. Ce prêtre français est un spécialiste mondialement reconnu de la «Shoah par balles» perpétrée par les nazis en URSS, sur laquelle il travaille depuis 20 ans. Il a, plus récemment, enquêté sur le génocide des Yazidis commis par l’État islamique en Irak, et enquête depuis près de six mois sur de probables crimes de guerre en Ukraine. Il donne par ailleurs à Washington et en France un cours intitulé «études médico-légales sur la Shoah et le terrorisme».

LE FIGARO. – Comment expliquer les violences, tortures et exactions en Ukraine, et également plus récemment en Arménie, commises respectivement par les troupes russes et azerbaidjanaises ? Doit-on considérer le contexte national, historique et culturel de peuples ayant appris à haïr l’autre ?

Père Patrick DESBOIS. – Mon association Yahad-In Unum a étudié le génocide des nazis contre les juifs et les Roms, les violences contre les civils au Guatemala, puis le génocide de Daech contre les Yazidis. Nous travaillons sur ce sujet depuis 20 ans, sur des histoires, des cultures, des religions très différentes.

Une des clés, pour moi, relève davantage des effets d’une propagande qui désigne un groupe comme étant un ennemi, si ce n’est pas humain, en tout cas inférieur. Les nazis voyaient les juifs et les Roms comme des rats, des cafards, voire comme une maladie bactérienne. De même, les Russes voient les Ukrainiens comme de dangereux nazis. Je pensais qu’après des siècles de propagande nazie et soviétique, cette propagande n’aurait plus prise sur les peuples. La mauvaise surprise avec la Russie, c’est que cette propagande continue de fonctionner.

Nous avons filmé ces derniers mois 140 témoins ukrainiens. On nous raconte que les Russes déshabillent les gens pour trouver sur leurs corps des tatouages nazis : ils y croient.

Toute propagande désignant un ennemi précis, et visant à le déshumaniser, peut donc transformer n’importe quel soldat en criminel de guerre ?

Dans le cas de la Shoah, j’avais interrogé un prêtre, très éduqué, qui habitait à côté des chambres à gaz au camp d’extermination de Belzec (Pologne). Je lui ai demandé si cela ne lui faisait rien de voir tous ces gens assassinés. Il m’a répondu, très sérieusement : «si, la fumée donnait un mal de tête affreux à ma mère».

J’ai remarqué qu’aucun de ceux – du moins que j’ai rencontrés – qui font cela ne regrette. Les anciens nazis ont conscience d’être mal vus, mais eux sont persuadés d’avoir fait le bon travail. Et quand cela s’arrête, ils reprennent une vie normale : ce ne sont pas des serials killers . De même pour les collaborateurs islamistes que j’ai pu rencontrer, aucun n’a souhaité demander pardon. Ils ne semblaient pas non plus traumatisés. Quand vous considérez des gens comme très inférieurs à vous, vous ne les considérez plus vraiment comme appartenant à l’espèce humaine.

Beaucoup sont également dans le déni. Ils disent n’avoir fait qu’obéir aux ordres. Mais que le crime soit antisémite ou raciste, l’auteur reste un criminel : il ne fait pas que suivre une propagande. Et d’ailleurs, le crime «pur» n’existe pas. Une fois les pulsions lâchées, le sadisme est souvent sans limite.

Avec mon association, nous formons des jeunes à Albi, Angers ou Washington. On leur dit : «attention, vous appartenez à une civilisation avec des valeurs, des coutumes, des lois. Mais si un jour, vous êtes sur une terre où on vous autorise, voire, on vous encourage à tuer une catégorie de la population, vous ne savez pas ce dont vous serez capable.» Tout le monde rêve d’être un James Bond : à la fin, ce dernier tue toujours le «méchant». Mais parfois, le «méchant» est toute une catégorie de personnes, tout un peuple…

Il faut éduquer à cette fragilité de la conscience humaine face à la propagande. Cette conscience universelle est comme de la glace, elle reste très fragile.

Outre cette propagande qui pousse à désigner un ennemi comme ne relevant presque plus de l’espèce humaine, il y a également, selon vous, un ordre, voire, un encouragement à la violence…

Il y a à la fois un ordre, et une autorisation de la violence. Il y a des ordres militaires, et on va même jusqu’à féliciter : l’unité à Boutcha a été félicitée par Poutine ! Ces idéologies utilisent le criminel et même, le «vocationnent» à être criminel. Lui ne se voit pas ainsi, mais plutôt comme un «nettoyeur» de l’humanité.

J’ai récemment interviewé un agriculteur d’un petit village, enlevé pendant 49 jours et torturé trois fois. Deux fois, il a été torturé à l’électricité avec des méthodes très précises, avec des électrodes dans les oreilles, sur les organes sexuels… La troisième fois, il a été tabassé dans un couloir, un sac sur la tête. Pourquoi ? Il m’a répondu : «la salle de torture était déjà pleine». On voit que la violence est sans limite.

Et il semblerait que l’on n’ait pas besoin d’apprendre. Il y a un archaïsme très fort dans l’humanité. Je pense à ce pharmacien de Raqqa qui a empoisonné tous les enfants d’une femme : personne ne lui avait appris, mais il l’a fait. L’autorisation de tuer un ennemi désigné comme presque inhumain réveille cet archaïsme.

Vous évoquiez des salles de torture et des méthodes précises. En Ukraine, on pourrait donc parler de violences institutionnalisées ?

Les personnes torturées que nous avons interviewées avaient souvent un sac sur la tête, donc elles ne peuvent en avoir la certitude, mais pour autant, elles sont persuadées qu’il s’agissait de méthodes de professionnels, probablement des services secrets russes. Mais il y a également eu de nombreuses initiatives personnelles.

La culture, l’histoire d’un peuple, de son armée, ne jouent-elles pas un rôle dans ce déchaînement de violences ? Des chercheurs évoquent une armée russe intrinsèquement violente… Et concernant les soldats arméniens mutilés par des Azéris, faut-il y voir une intention génocidaire ?

Cela me paraît être un élément d’explication, mais pas le seul. Je pense à cette jeune fille américaine à la prison irakienne d’Abou Ghraib, qui s’était fait prendre en photo – signe de sa fierté – avec les hommes qu’elle torturait. Si elle n’avait pas été autonome dans cette prison, se serait-elle mue en monstre ?

Il y a eu des cas de torture, des crimes de guerres et exactions au Rwanda, au Cambodge, en Arménie, en Ukraine… rendons-nous compte de la différence culturelle de tous ces pays ! Quand la propagande de masse autorise le crime sadique, le chef ne manquera jamais d’employés.

Il s’agit d’une maladie humaine, et non d’une maladie nationale – comme j’ai pu le penser au début en travaillant sur la Shoah, avant d’étudier d’autres massacres.

Entretien recueilli par Bénédicte Lutaud pour Le Figaro

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