Tribune Juive

André Markowicz. Négocier?

J’ai des lecteurs, mélenchonistes (ne me faites pas dire que tous les mélenchonistes sont comme ça, ce n’est pas vrai), et, je le découvre par hasard, d’autres lecteurs, fortuits, qui se révèlent d’extrême-droite (genre Zemmour, ou, plus souvent encore, allez savoir pourquoi, Dupont-Aignant), qui disent qu’il faut négocier, qu’il ne faut plus livrer d’armes à l’Ukraine (ce que demande aussi Poutine). — Hier, Serguéï Lavrov vient d’expliquer que le but de « l’opération spéciale » de l’armée russe avait, une nouvelle fois, changé : il ne s’agit plus de « libérer » le Donbass, il s’agit de s’emparer de quatre provinces : Lougansk, le Donbass, Kherson et Zaporijia, — ce que disaient d’ailleurs depuis des semaines beaucoup de commentateurs, dont moi-même. Et que ce n’était pas seulement ça : l’arrivée des Himars impliquait la démilitarisation du reste de l’Ukraine (« parce que la Russie n’accepterait jamais une telle menace à ses frontières »…) donc, sa disparition en tant qu’entité indépendante.

Et donc, pour le gouvernement ukrainien la question est toute simple. Si vous devez négocier, vous négocier quoi ?… Votre disparition en tant qu’Etat ? C’est-à-dire qu’au lieu du mot « négocation », il faudrait mettre le mot « capitulation » ?

C’est évidemment impossible. Pour au moins deux raisons. Et une troisième.

La première, là encore, toute simple, est évidente. La déclaration de Lavrov officialise une violation flagrante de tous les statuts de l’ONU, dès lors qu’elle remet en cause des traités signés (y compris par la Russie elle-même), et, par là-même, l’intangibilité des frontières reconnues par l’ONU. Dieu sait que ces frontières sont souvent disputées. Si le monde entérine cette violation-ci, le résultat immédiat sera une série d’autres guerres dans le monde entier, pour les mêmes raisons : à un moment donné, tel gouvernement de tel pays voudra annexer ou récupérer tel bout de terre de son voisin, et, bref, nous revenons au Moyen-Age. La déclaration de Lavrov signifie, concrètement, autre chose : que la Russie a cessé de reconnaître la légitimité de l’ONU, et de toute « communauté internationale », alors même qu’elle est membre du Conseil de Sécurité. C’est-à-dire que nous sommes passés à une autre époque. Il n’y a plus, pour la Russie, aucun héritage de l’après-deuxième guerre mondiale. Concrètement encore, cela signifie que la Russie est passée, activement, à la Troisième guerre mondiale.

Ce sera sans doute le 11 septembre, journée d’élections générales en Russie (à part la présidentielle) que la Russie organisera des référendums avec ce qui reste de population dans les zones occupées, sachant que la Russie revendique, officiellement, « abriter »  2.600.000 Ukrainiens (mais, en fait, beaucoup plus), — et qu’il existe des propositions de lois officielles pour installer ces personnes « dans les régions désertiques de la Russie », c’est-à-dire en Sibérie… pour que ces régions soient repeuplées. Parce qu’un des résultats de la politique de Poutine depuis vingt ans a été le dépeuplement de régions entières (déjà peu peuplées auparavant), à cause de la ruine des services publics et de l’agriculture de petites exploitations.

À l’évidence, aucun pays du monde (sauf, je ne sais pas, l’Iran, la Corée du Nord ou le Turkménistan) ne pourra accepter ça — juste d’un point de vue légal.

La deuxième raison est d’ordre militaire. — La Russie fait cette annonce officielle au moment où l’équilibre des forces commence sérieusement à bouger. Le rouleau-compresseur russe continue, mais encore plus lentement qu’avant, et les Ukrainiens ont reçu les premières armes, américaines, qui leur permettent de frapper les dépôts de munitions et les états-majors. C’est-à-dire que, de plus en plus, l’effort de la logistique russe est mis à mal. Et les Russes comprennent parfaitement qu’ils n’ont pas les moyens de renverser la situation. Au contraire. La guerre d’usure, monstrueuse, est beaucoup plus terrible, militairement, pour les attaquants que pour ceux qui défendent, et tous les rapports concordent pour dire que la Russie n’est plus capable de remplacer les pertes — en hommes, et, surtout, en matériel. Bref, qu’il va arriver un moment où cet équilibre sera rompu, et, là, la défaite sera inévitable.

C’est la raison pour laquelle Poutine insiste sur le chantage avec le blé : il est prêt à « assurer la sécurité » du transport de blé ukrainien sur la mer Noire (blé qu’il a pillé pour une grande partie) en échange d’un arrêt des sanctions. — J’ajoute ici que, d’après ce que je sais, les produits alimentaires et les produits pharmaceutiques n’ont jamais fait partie d’aucun « paquet de sanctions » de la part des Alliés, et qu’il n’y a pas, au moment où j’écris, d’embargo sur l’import-export de ces biens.

C’est aussi la raison du chantage au gaz. Oui, Poutine va couper le gaz à l’Europe tout entière. Il peut se permettre en ce moment, parce que les prix sont tellement hauts, et qu’il peut vendre, quasiment sans profit, à la Chine et à l’Inde. Mais il est prêt à vendre à perte (pour la Chine, c’est déjà le cas pour un grand nombre de produits — j’en avais parlé en son temps). Il est prêt à cela, parce que, ce qu’il dit, c’est que, lui, il ne négociera jamais. Il ira jusqu’au bout, quitte à laisser la Russie complètement exsangue, ruinée, ravagée par la défaite, les sanctions, et ses quasiment 25 ans de règne. Et il ne peut qu’aller jusqu’au bout, pour la troisième raison.

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Cette troisième raison, c’est la justice. Les crimes de l’armée russe, de la Fédération de Russie en général, sont tels qu’il faudra bien, un jour ou l’autre, qu’ils soient jugés (j’en ai parlé et reparlé). Et, à encore, la surenchère constante à laquelle Poutine se livre le montre tous les jours : plus Poutine accumule les crimes (génocide, crimes de guerre, crimes économiques, répressions de toutes sortes contre sa propre population), plus il lance un défi au monde : ça (mettez Boutcha, Marioupol, des dizaines et des dizaines de noms), comment vous le jugerez ? Et vous jugerez qui ? Et où ? — Poutine a parfaitement compris qu’il joue sa survie physique.

Je ne pense pas qu’il se laissera arrêter, qu’il acceptera de céder (et pas maintenant…— dans des mois et des mois). Il est, oui, comme Hitler. La déclaration de Lavrov dit cela d’une façon très limpide : jamais nous ne négocierons ; le jour où nous serons battus, par l’armement de l’OTAN, par les sanctions, nous aurons tout détruit autour de nous. Nous mourrons, oui, peut-être. Mais tellement d’autres mourront avec nous.

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Et cette déclaration est aussi un défi à l’Europe. Si, après cela, l’Ukraine se fait imposer des négociations parce que l’Europe ne supporte pas l’embargo énergétique alors que son territoire est démembré (pas après la libération de ces territoires), c’est que l’Europe en général a renoncé à toute liberté. C’est qu’elle a accepté sa servitude.

Nous pensions que, nous, ici, en Europe occidentale, nous pouvions vivre sans guerre pendant plusieurs générations. La guerre est là, devant nos yeux.

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