Tribune Juive

André Markowicz. L’accusatrice

Cette tragédie à Vinnitsa, — après combien d’autres tragédies, avant combien d’autres ? —, Rouslan Léviev, un expert militaire russe, opposé à Poutine (et qui est toujours très très bien informé, très pondéré dans ses analyses), en a proposé une explication, encore plus atterrante.

C’est que cette frappe par des missiles de très longue portée, et de très haute précision, avait, réellement, une justification militaire.

Elle est une réponse à deux frappes ukrainiennes qui ont anéanti non seulement un groupement de la Garde nationale russe (du côté de Kherson, je crois), mais, aussi tout l’état-major d’une division : la première frappe, d’une précision totale, est tombée sur une caserne et une réserve de munitions, et une deuxième frappe, quelques heures plus tard, est tombée au moment où l’état-major de la division, au grand complet, arrivait pour inspecter les dégâts.

Bref, c’est un camouflet terrible pour l’armée russe : ça montre que les Ukrainiens sont capables de savoir, dans la minute, les déplacements des chefs des opérations russes (c’est-à-dire que les systèmes hiérarchiques et de protection ne fonctionnent pas).

Du coup, l’ordre serait venu, de Shoïgou ou de Poutine lui-même, d’utiliser des armes extrêmement coûteuses, et de plus en plus rares dans l’armée russe, — des missiles à longue portée et à haute précision. Des missiles gigantesques.

Il s’agissait de frapper, très vite, et dix fois plus fort, selon la tactique habituelle des Russes. Donc, ordre aurait été donné de trouver, très vite, une cible militaire, — une réunion d’état-major, — dans une ville éloignée du front.

Et c’est tombé sur Vinnitsa, où les officiers de l’état-major russe ont trouvé qu’il y avait, en plein centre de la ville, un « club des officiers ».

Que ce « club des officiers » ne dépende plus de l’armée depuis des décennies, les gens chargés de planifier la frappe ne l’ont pas pris en compte — parce que, oui, il a existé dans toute l’URSS des salles de spectacles qui, à l’origine, dépendaient de l’armée.

Il y a un « club des officiers », très connu, à St Pétersbourg. Non, il fallait pouvoir renvoyer un rapport à Poutine, et dire, « l’ordre a été exécuté, et un groupe d’officiers a été éliminé ».

Il fallait rendre un rapport sur le papier. Que la réalité soit tout autre, pour l’armée russe, n’a aucune importance. Il y a un « club des officiers », donc, il y a des officiers. Tu détruis le « club des officiers », il n’y a plus d’officiers, et donc, l’état-major de la division est vengé.

C’est une des rares fois où l’état-major russe a revendiqué la frappe. Il n’accuse pas les Ukrainiens de se bombarder eux-mêmes, comme il le fait d’habitude. Non, l’armée russe a bien frappé une « réunion d’officiers ». On voit le résultat.

Il se trouve que Liza, cette petite fille trisomique qui a été déchiquetée, l’a été quasiment en direct sur instagram, parce que sa mère, depuis des années partageait avec ses lecteurs sa lutte pour son enfant, et qu’elle le faisait avec une énergie, un amour, un enthousiasme tels qu’ils étaient communicatifs. Elle la filmait tout le temps, et c’était l’œuvre de sa vie — la bataille pour le bonheur de son enfant. Cette petite fille avait fêté le nouvel an avec d’autres enfants handicapés et Oléna Zélenska, l’épouse du président (qui a publié un communiqué bouleversant à la suite de sa mort).

Et il existe des dizaines, des centaines, visiblement, de photos de cette enfant et de sa mère, radieuses toutes les deux, et tellement fortes.

Sa mère, aujourd’hui, une jambe arrachée, est entre la vie et la mort. Il y a eu deux autres enfants tués parmi les victimes.

Mais c’est Liza qui est devenue un symbole. Comme la petite fille en manteau rouge de la « Liste de Schindler ».

C’est monstrueux, et c’est comme ça.Pas seulement la terreur de masse, l’attaque délibérée de cibles civiles, mais l’incompétence, le mensonge organisé à l’intérieur même de la structure de l’armée russe, parce qu’il est certain que Poutine a reçu un rapport certifiant que l’objectif avait été atteint.

Des criminels, des lâches, à tous les titres à la fois.*Une de mes amies FB russes cite une conversation, en Russie, dans une famille qui soutient l’Ukraine.

La mère, apprenant cette horreur, essaie de cacher ses larmes à sa fille, qui a l’âge de Liza. Celle-ci lui demande : « Est-ce que Vinnitsa, ça vient de vina ? » — Vina, c’est la faute, la culpabilité. Bien sûr que non, en vrai. Mais une fois que j’y fais attention… il y a en russe le mot « vinovnitsa », la coupable. Il y a un mot, « obvinitel’nitsa », l’accusatrice.

C’est comme si, maintenant, dans le nom de cette ville, j’entendais ça : Vinnitsa, celle qui porte l’accusation, et celle qui fait porter la faute. Sans compter qu’en ukrainien, la guerre se dit « viïna ».— Vinnitsa n’est que le nom d’une ville.

Le mot n’existe pas autrement.

Bien sûr, ces mots n’ont rien à voir avec le nom de la ville. Mais voilà, désormais, je l’entends comme ça. Cette petite fille, et cette guerre. Et ce n’est pas près de finir.

En même temps, nous apprenons que les Russes utilisent la centrale nucléaire de Zaporijia comme base de bombardement : ils y ont déployé des batteries d’artillerie. Ils l’ont fait, là encore, pour deux raisons.

Pour montrer qu’ils sont prêts à aller jusqu’au bout, et aussi parce que c’est le seul endroit où ils savent qu’ils seront l’abri des Himars américains. — Personne ne les bombardera là-dedans, sous peine de nouveau Tchernobyl (qu’ils sont, eux-mêmes, prêts à provoquer si, par malheur, l’un de leurs missiles ou de leurs obus venait à exploser sur place).

Le lend-lease américain n’arrivera qu’à partir d’octobre. La guerre durera encore l’hiver prochain.

© André Markowicz

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