Baruch Spinoza, un remède contre le couple maudit du monde moderne

Un homme qui a quatre siècles d’avance sur son temps ne peut qu’être incompris et s’attirer des ennuis. La philosophie de Spinoza était extraordinairement novatrice de son vivant et d’une brûlante actualité aujourd’hui. Spinoza avait déjà pensé le monde du XXIème siècle, les dérapages auxquels celui-ci allait donner lieu et le remède que son extraordinaire conception de la liberté humaine peut nous apporter. Sa lecture n’est pas un passe-temps pour amateur de pensées théoriques mais une leçon de vie nous permettant de nous échapper des impasses d’aujourd’hui.

Je ne rentrerai dans aucune analyse théorique de la pensée de Spinoza au détour d’un simple article, cela serait à la fois prétentieux et stérile. Je ne ferai ici que proposer une interprétation de sa pensée dans son adaptation au monde moderne, interprétation synthétique accessible à tous. Le lecteur érudit saura y retrouver par lui-même, en filigrane, les ardus concepts du spinozisme. Mais le lecteur novice pourra tout aussi bien accéder à cet article, car ce qui est exposé est une résultante ne nécessitant pas de connaître les notions qui sont à sa fondation. Je n’emploierai pas pour cette raison la terminologie connue des experts du spinozisme (conatus, affects, natura naturans et natura naturata, …) mais des termes plus communs, invoquant ces notions de façon sous-jacente : les puristes jugeront que c’est une entorse à sa pensée, mais rappelons-le : l’objet de cet article n’est pas d’exposer une philosophie aussi puissante et ardue mais seulement un cas d’application de celle-ci, à notre monde actuel.

Libre arbitre, déterminisme et véritable liberté

La conception occidentale de la liberté repose sur la notion de libre arbitre. Celui-ci confère à l’homme le pouvoir de choisir librement ses décisions, y compris si ce libre choix s’oppose aux déterminismes qui agissent sur lui : déterminismes sociaux, biologiques, ou tous autres. La notion de libre arbitre ne nie pas que nous soyons soumis à la pression de certains déterminismes autour de nous. Mais elle affirme que l’homme est capable d’une volonté libre qui ne dépend d’aucun de ces déterminismes, potentiellement capable de tous les vaincre et de prendre une décision qui va à l’encontre de toutes les influences que nous subissons.

Descartes a exprimé cette capacité souveraine que possède l’homme d’affirmer et de nier, y compris, s’il en a la volonté, d’affirmer le faux et de nier le vrai. Kant perfectionne ce principe en parlant d’autonomie de la volonté. L’homme possède dans cette conception le pouvoir d’aller envoyer à tout moment promener les causes sociales, biologiques, environnementales qui font pression sur lui. C’est un magnifique pouvoir qui élève l’homme au-dessus de ce qui le conditionne et l’asservit.

Les conceptions fondées sur le libre arbitre s’opposent traditionnellement aux visions du monde fondées sur le déterminisme et la causalité. Celles-ci estiment que le libre arbitre est une illusion. En particulier, le rationalisme implique que tout doit pouvoir s’expliquer par un enchaînement de causes. Les décisions humaines semblent prises a contrario de certaines causes immédiates, mais peuvent toujours être déterminées par un calcul rigoureux et précis de toutes les forces en présence. Les actions humaines sont donc calculables et même prévisibles comme l’est la chute d’une pierre, simplement en plus compliqué. Ce thème est exemplifié dans le film “Minority Report”, imaginant un monde où les intentions sont condamnées avant l’acte, parce qu’un calcul rigoureux de l’enchaînement des causalités suffit à montrer que l’acte aurait été commis.

Toute personne aimant les joutes oratoires et spéculatives a pratiqué dans sa jeunesse ce ping-pong verbal oscillant entre libre-arbitre et déterminisme. Si ce thème génère des discussions sans fin, c’est parce que chacune des deux positions nous force à abandonner une chose qui nous est chère et dont la suppression nous est inconcevable. Le déterminisme pur nous oblige à abandonner notre capacité au libre choix et le libre arbitre à faire une entorse importante à notre rationalité et au principe de causalité.

Dans ces discussions de jeunesse, il est souvent question du hasard pour concilier rationalisme et possibilité d’échapper à un calcul préalable de nos actions. Mais l’introduction de l’aléa ne résout rien : le hasard est précisément l’inverse d’un choix effectué par une action de notre volonté. Le XVIIème siècle a synthétisé ce dilemme dans le dualisme entre volonté et vérité, notamment dans la question de savoir si c’était la volonté ou le vrai qui primait en Dieu : choisir l’un ou l’autre est intolérable sur le plan théologique, car c’est soit nier la toute-puissance de Dieu, soit admettre qu’Il puisse proférer des mensonges.

Au-delà de ces paradoxes auxquels tout amateur de débat s’est essayé, le libre-arbitre souverain est la notion qui est au fondement de nos sociétés occidentales modernes. A la fois de ses meilleurs aspects, le refus de la fatalité des déterminismes biologiques, ethniques, sociaux ou autres, comme les plus critiquables : individualisme et culte du moi.

Notre critique de la notion de libre-arbitre ne portera nullement sur les deux alternatives caricaturales de le reconnaître ou de le nier. Mais sur le fait que la notion de libre-arbitre est à la fois fondamentale mais sans grand intérêt. L’existence du libre-arbitre humain est une expérience que tout homme doit faire, mais elle est simple et triviale, une donnée qui ne mérite pas que l’on s’y attarde : l’exposé cartésien y suffit. Nous ne nions donc nullement le libre-arbitre, mais disons qu’il relève du cours élémentaire de philosophie de première année. Il est indispensable à comprendre et à connaître, mais n’a rien de complexe, c’est-à-dire de véritablement intéressant. Ce qui est grave, c’est de rester hypnotisé par cette question du choix souverain au point de demeurer dans une éternelle adolescence philosophique.

Car la question véritablement complexe et intéressante n’est pas de savoir si le libre-arbitre humain existe – ce n’est qu’un axiome de départ – mais ce qu’il se passe lorsque notre liberté rentre en conflit avec les libertés des autres. Là, la véritable philosophie commence. L’exposé du libre-arbitre décrit toujours notre libre choix comme “hors-sol”, dans un monde où le vide régnerait autour de nous, ceci afin d’affirmer que rien ne vient l’influencer s’il est souverain. Mais voir l’ensemble du monde comme le siège de conflits de toutes les libertés s’entrechoquant, désirant les mêmes choses, s’opposant dans leurs buts, dans leurs moyens et dans leurs actions n’est nullement retomber dans un déterminisme : ce ne sont pas des simples causalités qui viendraient nous barrer mais les chocs incessants des libertés entre elles.

La première expérience du libre-arbitre est essentielle, sa répétition et son obsession est une régression infantile. Celui qui reste cantonné au stade du seul libre arbitre est pareil à l’enfant ou adolescent affirmant “je fais ce que je veux, comme je veux, quand je veux !”. Ou celui qui prétend “je veux devenir violoniste virtuose et grand mathématicien et chanteur de rock à succès !”. Personne ne niera ces velléités puériles. Mais la question que l’on posera à l’adolescent qui fait de telles projections est : “très bien, tu as des ambitions, mais qu’es-tu prêt à faire pour les réaliser ? Sais-tu quelle quantité de travail cela demande, en as-tu la vocation et la passion, sais-tu combien de rivalités il faudra affronter pour parvenir à tes objectifs ? Quels sont les moyens que tu es prêt à mobiliser pour satisfaire tes intentions ?

Ce sont là les questions véritablement intéressantes posées par notre liberté : comment se meut-elle au milieu de l’océan de toutes les autres libertés et quels moyens se donne-t-elle ? Ce sont ces moyens et les actions qui s’ensuivront qui détermineront si l’appel à notre volonté libre était sincère ou n’était qu’une velléité. Un libre-arbitre qui ne se donne pas les moyens de ce à quoi il prétend n’est nullement une manifestation de la liberté de l’homme, mais l’expression maladroite d’un caprice.

L’extraordinaire univers de la conception de Spinoza se dessine alors. Le libre-arbitre n’est pas la liberté, il n’est que la découverte de la potentialité de celle-ci, de notre capacité à être libre mais sans l’avoir encore prouvé. La liberté ne devient réelle que lorsqu’on l’exerce, c’est-à-dire non pas dans un isolement solipsiste, mais au milieu de toutes les libertés de nos semblables.

La liberté n’est pas la capacité de dire ou faire tout ce que l’on veut, c’est le pouvoir que l’on se donne d’exercer ses responsabilités au sein du monde. La capacité de dire ou faire tout ce que l’on veut est seulement la découverte de la potentialité de notre liberté. L’exercer véritablement, c’est employer cette potentialité au sein du monde concret, c’est-à-dire rentrer dans les conflits que notre liberté rencontrera avec la liberté des autres et se donner les moyens de les affronter.

Cette conception renverse en grande partie la conception de la liberté qui a cours dans nos sociétés modernes. Elle ne la nie pas, mais lui fait comprendre que la véritable liberté ne se trouve pas là où on le pense. L’appel à la responsabilité ne doit pas être entendu dans un sens classique : dans les philosophies kantiennes ou chrétiennes, la responsabilité est une conséquence de la liberté humaine : l’homme étant libre, il se trouve de fait moralement responsable de ses actes. Spinoza ne nie aucun de ces termes mais il en inverse l’ordre chronologique : la liberté résulte de la prise de responsabilité. Ou dit autrement, être libre c’est être responsable et agir comme tel.

La différence est bien plus que de nuance : dans la conception occidentale classique, l’homme naît libre et fait l’apprentissage de ses responsabilités en heurtant sa liberté au réel. Dans la conception de Spinoza, la liberté n’est pas un dû conféré à la naissance : l’homme doit conquérir sa liberté et prouver qu’il en est digne, par l’exercice de sa responsabilité. L’homme ne devient libre que lorsqu’il a été mis à l’épreuve d’adversités et prouvé qu’il pouvait à la fois s’y engager pleinement mais rester lucide vis-à-vis d’elles. Chez Kant et chez les chrétiens, la responsabilité découle de la liberté. Chez Spinoza, la liberté n’est autre que la responsabilité elle-même. L’exercice de ses responsabilités d’homme, volontairement engagé dans le jeu des contraintes du monde et de ses semblables, c’est la liberté en action, le papillon qui éclôt enfin tandis que le libre-arbitre n’en est que la chrysalide. Il n’existe pas de libertés hors sol. Il n’existe que des déterminations humaines, au sein du jeu de toutes les autres déterminations. Et ce qui confère de la valeur à notre détermination requiert trois qualités : assumer, rester lucide, se comporter de façon responsable. Elle devient alors une détermination qui accroît notre liberté.

L’homme ne devient pleinement libre chez Spinoza, qu’arrivé à un certain niveau de maturité. Lorsqu’il s’est surcontraint volontairement des nécessités du monde, les a assumées et est resté lucide sur celles qui le poussent à la passivité et celles qu’il a pu épouser de façon active. Lorsque Spinoza affirme que le libre-arbitre n’existe pas, il ne nie pas que l’homme soit doté d’une capacité de choix souverain. Mais il affirme avec raison que cette capacité de choix est très loin de suffire à en faire un homme libre.

Cette conception de la liberté donne lieu en permanence à un dialogue de sourds avec les libertariens. Bien que je m’inscrive pleinement dans la tradition de pensée libérale, mes tentatives de dialogue avec des libertariens tournent court. Ceux-ci restent stationnés indéfiniment, dans un surplace intellectuel, sur la seule affirmation du libre-arbitre, comme le trépignement de l’adolescent qui ne sait pas passer à autre chose.

J’ai toutes les peines à leur expliquer que je ne nie nullement le libre-arbitre, mais qu’il relève d’un simplisme scolaire sans grand intérêt. Les libertariens sont trop souvent des adolescents mal grandis, affirmant beaucoup mais agissant peu, gavés de théories rarement mises à l’épreuve, pataugeant dans les organisations de la semi-pensée, de la communication comme philosophie bas de gamme. Ils élargissent peu leurs lectures, abreuvés aux seuls penseurs qui confirment leurs opinions, sans faire l’effort de lire en profondeur leurs adversaires. Enfin sur le plan du comportement, ils tombent très facilement dans un piège de l’ego, passion triste de vouloir prendre l’ascendant sur leur interlocuteur, parce qu’ils ont besoin de ce sentiment pour se sentir exister. Manoeuvre puérile de l’adolescent qui se veut maître, du narcissique donnant des leçons de lucidité mais incapable de détecter chez lui-même ce piège de premier niveau.

Souvent roitelets de leur microcosme, ils ne se rendent pas compte que face à quelqu’un qui s’est frotté au vaste monde réel, leur numéro est visible à des kilomètres : leurs tentatives de prendre l’ascendant sur l’autre usent de ressorts psychologiques grossiers et puérils. Et sont le fait de personnalités que l’on rencontre banalement par centaines, tant ce piège de l’ego est commun. J’ai longtemps été patient ou indulgent avec ce profil de personnalité. Je le suis beaucoup moins maintenant, car dans notre monde d’apparences, ces manoeuvres qui devraient ne rester que risibles peuvent avoir un pouvoir de nuisance réel : le post adolescent narcissique et caractériel qui nous tient lieu de président en est la meilleure illustration.

Que devient le clivage libre-arbitre / déterminisme ?

Spinoza croit en une causalité et un rationalisme stricts : tout enchaînement de causes, y compris les intentions et actions humaines, doit pouvoir être analysé et expliqué. C’est un contresens bien connu de faire de Spinoza un négateur de la liberté humaine pour cette raison : la liberté de l’action et l’apprentissage de celle-ci sont des notions permanentes chez lui.

Comment concilier l’inconciliable ? Spinoza refuse de trancher de façon simpliste entre libre-arbitre et déterminisme, parce que ce clivage est lui-même une illusion. Le fait que l’univers soit totalement rationnel à un entendement qui serait infini et que la liberté humaine existe et s’exerce sont tous deux vrais.

Nous avons traduit ce dilemme dans les termes du déterminisme et du libre-arbitre, parce que nous ne disposons pas de concepts capables de le penser véritablement. Les paradoxes apparaissent parce que nous assimilons le déterminisme au mécanisme d’une horloge : un nombre fini de rouages, parfaitement connaissables.

Cette analogie est totalement impropre à décrire les forces en présence de tout l’univers et leurs interactions. On le sait, ce qui semble impossible et paradoxal dans un univers fini des possibles le devient dans un univers infini et non dénombrable. Ce qui se cache derrière le faux clivage libre-arbitre / déterminisme est probablement inaccessible à l’entendement humain, tout comme la dualité onde / corpuscule de la lumière et bien d’autres distinctions dualistes que nous avons posées parce que nous atteignons les limites de nos capacités.

Spinoza nous invite à ne pas nous laisser piéger dans le chatoiement des ces jeux de miroir se reflétant à l’infini, menant à des discussions aussi abondantes qu’elles sont stériles : elles sont de l’ordre d’une métaphysique trompeuse.

Sa définition de la liberté ne consiste pas à nous extraire des nécessités du monde, mais au contraire à s’y plonger volontairement et totalement. Est libre celui qui s’inscrit volontairement en plein coeur des nécessités humaines et tente de s’y rendre utile. Nous ne vivons pas dans un monde vierge et vide dans lequel notre libre arbitre pourrait écrire les pages de notre histoire personnelle comme sur une page blanche. Nous vivons dans un monde plein, saturé, grouillant des intentions, désirs, volontés des autres.

L’homme libre spinoziste est surcontraint : il est un point nodal du réseau de ses semblables, car il les sollicite et est sollicité en permanence par eux. Plus il est lié et obligé par les innombrables sollicitations du monde, plus il est libre. Celui qui pense être libre par le seul détachement du monde se ment à lui-même : le faux ascétisme n’est qu’une lâche démission face aux réalités humaines.

L’homme libre se plonge volontairement dans cet océan des affects humains, en essayant de conserver le plus possible sa lucidité vis-à-vis d’eux, toujours dans une attitude active. La liberté n’est donc pas ce qui s’oppose à la contrainte. C’est l’art d’agir de façon lucide dans un nombre de plus en plus important de contraintes dont on assume la charge. La liberté spinoziste est ainsi directement liée à une éthique de l’action et une éthique de la responsabilité.

Spinoza, précurseur des sociétés réticulaires

Les sociétés humaines sont décrites par Spinoza comme d’immenses réseaux dont chaque homme est un noeud. Les hiérarchies, rôles, fonctions, ne sont que l’apparence extérieure du fonctionnement des sociétés. Leur ordre véritable réside dans les réseaux d’influence que les hommes exercent les uns sur les autres.

Indépendamment de toutes les hiérarchies et postes assignés, un homme peut acquérir une importance cruciale pour sa société s’il se trouve à un point nodal de celle-ci, c’est-à-dire un point de passage obligatoire d’un très grand nombre de liens du réseau.

Le spinozisme est déjà salutairement subversif sur ce point comme sur tous les autres : les hiérarchies déclarées et acquises, les autorités arbitraires, sont balayées par une éthique de l’action, où ceux qui surplombent se trouvent au coeur d’un enchevêtrement de désirs, d’intentions et d’affects de leurs semblables, recevant leurs influences et les influençant eux-mêmes.

La puissance adaptative des sociétés modernes en réseau met à bas l’archaïsme des hiérarchies formelles. Non que l’autorité ou le commandement disparaissent. Mais ils ne résident pas là où on le pense. L’on comprend à quel point cette vision de quatre siècles d’avance, anticipant la sociologie des organisations de Michel Crozier, pouvait déranger tous les pouvoirs en place du XVIIème siècle.

Il n’est pas non plus surprenant de voir Spinoza faire l’éloge du “très pénétrant” Nicolas Machiavel dans le paragraphe 7 du chapitre V du Traité politique. Le contresens faisant de Machiavel un professeur de cynisme est aussi courant que celui faisant de Spinoza un négateur de la liberté. Le secrétaire Florentin et le sage de La Haye apparaissent très proches lorsque l’on comprend leur véritable éthique : personne n’est pur vis-à-vis des jeux d’acteurs humains, il ne faut pas prétendre échapper à leur nécessité mais en assumer toutes les conséquences et responsabilités. Nous ne cherchons pas des purs mais des hommes attachés au mérite, à la responsabilité et à la lucidité au sein de l’impureté de leurs affects. Spinoza comme Machiavel sont des maîtres nous enseignant à devenir libres par l’affranchissement de nos peurs, à commencer par la peur de nos propres démons.

Spinoza, génie du judaïsme

Beaucoup pousseront de hauts cris à la seule vue du titre de ce paragraphe : à 23 ans, Spinoza fut frappé d’un Herem, excommunication et bannissement, par sa communauté juive portugaise réfugiée à Amsterdam, pourtant réputée pour sa largeur d’esprit, bénéficiant du climat de tolérance de la société néerlandaise de l’époque.

Si la conception théologique de Spinoza rompit avec toute religion constituée de son époque, y compris avec le judaïsme de ses origines, la vision du monde, des hommes et de la liberté selon Spinoza est profondément héritière de l’héritage juif qu’il a reçu.

L’adhésion positive à la vie et au monde, y compris pour en affronter les pires circonstances et les pires drames sans perdre de sa lucidité, la conscience de ses responsabilités vis-à-vis des hommes en se méfiant des faux détachements, la recherche incessante des nuances de la réalité, y compris et lorsque celle-ci contredit nos a priori et nos croyances hâtives, toutes ces valeurs sont aussi centrales dans le spinozisme qu’elles sont permanentes dans l’héritage spirituel du judaïsme.

L’on peut donc dire que si Spinoza rompit avec les traditions et les coutumes religieuses de sa communauté, il en conserva pour lui l’esprit et magnifia les valeurs du judaïsme à travers une philosophie répondant présent à tous les défis et enjeux du monde, sans jamais chercher à s’y dérober.

Spinoza, héritier et continuateur des stoïciens

Etait-ce volontaire et su ou sous-jacent chez Spinoza, une grande tradition philosophique autre que le judaïsme fut revivifiée par lui : celle des stoïciens.

“N’attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites. Décide de vouloir ce qui arrive. Et tu seras heureux”, nous disait Epictète. Vouloir ce qui advient, amor fati repris par Nietzsche, n’est nullement une résignation à la fatalité mais au contraire la volonté de se plonger dans les circonstances du monde quelles qu’elles soient.

Spinoza renferme indéniablement des accents stoïciens lorsqu’il estime qu’il n’y a pas de liberté sans une détermination vis-à-vis des événements tels qu’ils arrivent.

De même, l’analyse des passions par Spinoza est on ne peut plus proche de la philosophie du Portique : s’il est impossible de s’affranchir totalement des passions, apprendre à les connaître et conserver une neutralité face aux sentiments qu’elles nous incitent passivement à suivre est primordial : honte et vanité sont ainsi deux formes du dérèglement, en apparence contraires, mais toutes deux nées d’une passivité à l’égard du jugement d’autrui, qu’il soit blâme ou éloge.

Ceci nous permet de préciser la position de Spinoza vis-à-vis du détachement des affects. L’on rapproche souvent sa philosophie des spiritualités orientales pour cette raison : Dieu immanent assimilé à la nature active même et non Dieu transcendant, neutralité vis-à-vis du va-et-vient des affects, évitant le double écueil de ceux qui nous enfoncent dans le ressentiment et ceux qui nous gonflent de boursouflure. Une description qui n’est pas sans rappeler le ballottement incessant du Samsara et les moyens de s’en libérer.

Comme le savent les connaisseurs de l’Hindouisme et du Bouddhisme, les spiritualités orientales n’enseignent pas un détachement ascétique opposé de façon manichéenne à l’agitation du monde : ceci en est une pénible caricature qui en perd la finesse. Les textes de ces deux spiritualités mettent d’ailleurs bien en garde contre le faux ascétisme qui se veut pur. En réalité, le détachement vis-à-vis des passions ne consiste pas à se couper du monde, mais à mieux se préparer pour l’affronter plus profondément par la suite. La retraite spirituelle n’est qu’un repos du guerrier avant de croiser à nouveau le fer avec le monde. La biographie d’un Gandhi en est la meilleure illustration : ses phases de retraites préparaient ses nouvelles offensives, car le Mahatma, apôtre de la non-violence, était en réalité l’un des plus redoutables et plus fins guerriers qui soient, simplement avec d’autres armes.

Le détachement spinoziste doit être ainsi compris. Et le fin sourire du philosophe de La Haye renvoie dos-à-dos le rictus de l’aigri comme le sourire forcé du fat : c’est celui de l’éveillé.

Le Mélencho-Macronisme, la sombre alliance des assoiffés de pouvoir et l’antidote Spinoza

Peu d’auteurs ont été autant revendiqués que ne l’est Spinoza. Particulièrement dans l’histoire philosophique française des dernières décennies, les marxistes comme les libéraux-libertaires de la pensée 68 ont cherché à l’enrôler. Louis Althusser voyait dans sa compréhension des nécessités du monde un préliminaire au matérialisme historique. Les libéraux libertaires voient dans sa contestation des hiérarchies établies une confirmation de leurs thèses. Une autre de leurs récupérations est celle de la “joie spinoziste”, mais il s’agit plus pour les héritiers de 68 de la création d’une ambiance que d’une véritable réflexion, procédé fréquent chez eux.

Le philosophe de La Haye fait pourtant un pied de nez de plus à ces deux types de récupérateurs. Les libéraux libertaires et les marxistes paraissent en tous points opposés. Leur rapprochement constant et leur complaisance réciproque pendant la période de 68 devraient pourtant nous alerter sur le fait qu’ils constituent les deux faces d’une même médaille.

Les déterminismes historiques ou sociaux n’ont rien de commun avec la pensée de Spinoza. Non que le philosophe de La Haye les nie, mais la question est avant tout de savoir si nous adoptons une attitude passive vis-à-vis d’eux ou si nous les quittons pour nous plonger dans des déterminismes plus profonds. Pour Spinoza, nous sommes toujours baignés par certains conditionnements dont nous n’avons pas conscience, de même que pendant le sommeil, nous sommes plongés au sein de l’une de ses phases. Etre libre ne consiste pas à prétendre sortir de tout conditionnement, mais à avoir une attitude active pour être capable de soi-même en changer, par un choc volontairement provoqué pour déclencher la transition. La liberté spinoziste est ainsi diamétralement opposée au communisme, car penser le monde uniquement dans les catégories de l’oppressé et de l’oppresseur, et la liberté comme la seule lutte et le renversement de l’oppresseur relève d’une vision extrêmement étroite. Les “guerres de libération” n’aboutissent généralement jamais à un règne de la liberté, mais simplement à un renversement des rapports de force. Une société humaine qui se donne comme seul objectif de détruire les méchants sans créer son univers propre se prépare à de futures soumissions bien pires. Prétendre être un “pur”, affranchi de tous les jeux sociaux humains pour un soi-disant règne de concorde, aboutit à mettre en place des jeux encore bien plus cruels et bien plus étouffants.

La récupération 68-arde, dont Macron est un archétype par son relativisme cynique, n’est pas plus apte à revendiquer l’héritage spinoziste. Leur contrefaçon est d’un autre ordre : les 68ards ont l’habitude de déployer des écrans de fumée donnant l’apparence d’une pensée complexe, pour camoufler ce qui n’est qu’une forme d’émotion et de narcissisme extrêmement simpliste. Au passage, l’originalité revendiquée par 68 n’est que la marque d’esprits médiocres et d’une grande banalité, lorsque ce qu’il reste de leur “pensée” est mis à nu.

La récupération de Spinoza réside souvent chez eux vers la reprise de la “joie spinoziste”. Ils font de ce moment de la pensée du philosophe de La Haye une sorte d’atmosphère destinée à les mettre eux-mêmes en valeur, à montrer combien ils sont “cool” et “décontractés”, leurs adversaires devant nécessairement être crispés et aigris. Cette philosophie de pacotille alimente le discours tiède et mielleux du développement personnel, des leçons bas de gamme de la pensée dérivée en produit marketing. Il semble que nos détenteurs de la joie (une accaparation soi-dit en passant on ne peut plus sinistre…) confondent le sourire niais du smiley avec celui de l’éveil, l’auto-satisfaction du fat macroniste avec l’engagement positif dans le monde, la litanie du tout va bien avec le courage de celui qui ne baisse pas les bras face à l’adversité.

Ainsi la condamnation des gilets jaunes fût elle qualifiée de “passion triste” par les contrefacteurs de la pensée de Spinoza. Qu’un minimum de lucidité fasse comprendre que les gilets jaunes s’expliquent à 99% par la difficulté à boucler ses fins de mois et non par je ne sais quelle velléité théorique semble avoir échappé à ces esprits supérieurs. Il est vrai que pour un specimen du petit monde germanopratin né avec une cuillère d’argent dans la bouche, il est difficile d’appréhender le courage et la lucidité d’un homme seul, exilé, humble souffleur de verre pour gagner sa vie, ne cessant pourtant de porter un regard sur le monde, ni aigri ni infatué, ni rancunier ni vaniteux.

En définitive, la récupération de la joie spinoziste par les 68-ards est la manifestation de cette forme sinistre d’humour apparent, destinée à la seule et unique mise en valeur de soi : non la marque d’un esprit fin, mais la forme la plus banale et la plus vulgaire de l’arrivisme. Ces moisissures de l’esprit apparaissent dans les microcosmes universitaires ou journalistiques. Dans l’air du large des grandes aventures humaines, celles de la vie réelle, de tels specimen ne font pas long feu parce qu’ils se rencontrent par centaines : ils sont la banalité humaine de la boursouflure qui se dote d’un pathétique humour, cachant maladroitement le seul désir de se promouvoir, leur façon de persévérer dans leur être.

Nos 68-ards semblent oublier que si l’aigreur, la jalousie et le ressentiment sont des passions tristes, la vanité, le faux humour de l’ego et le narcissisme en sont tout autant. Pour le philosophe de La Haye, ils sont d’ailleurs les deux faces d’une même médaille : le flux et le reflux de la passivité qui nous pousse à n’exister que dans le regard des autres. S’engager dans les nécessités du monde n’a rien à voir avec une dérive dans l’océan des narcissismes croisés.

Les deux imposteurs de la récupération de Spinoza, le courant marxiste et le courant 68ard, ont trouvé aujourd’hui leur incarnation : le couple maudit de Mélenchon et de Macron, du totalitaire et du relativiste. Ces deux là sont en apparence opposés. Ils sont pourtant reliés par un trait commun et d’une extrême force : l’avidité pour le pouvoir. Le totalitaire et le relativiste finissent toujours pas se rejoindre et se ressembler lorsque l’on comprend leur intention. Leurs méthodes et leur ton, en apparence opposés, finissent par se confondre et s’échanger entre eux : Mélenchon fait preuve d’un cynisme et d’une mauvaise foi toute macronienne derrière des convictions de façade, Macron laisse échapper de plus en plus souvent des bouffées de son surmoi de dictateur, n’admettant aucune contradiction et détruisant en bon pervers narcissique tout ce qui s’oppose à ses désirs d’adolescents par une bonne conscience débilitante.

Le piège des passions tristes, leur miroitement à l’infini, s’hypertrophie lorsque ces deux complices sont mis face à face. Ils détruisent aujourd’hui toute la vie politique française. Etre totalitaire comme être relativiste ne sont que deux stratégies concourant au même but : appliquer une politique de la terre brûlée pour demeurer le seul à accaparer la parole légitime.

Osons alors une récupération de Spinoza qui sera la nôtre : ils l’ont tant instrumenté que nous leur devons bien cela. Spinoza peut définir les lignes de force philosophiques d’une pensée libérale conservatrice moderne, celle d’un Raymond Aron par exemple.

L’association si intime de la liberté et de la responsabilité au point de les confondre, la capacité d’assumer ses actes à chaque instant quand le mélancho-macronisme est la philosophie des champions de la défausse sur les autres, la joie d’être au sein du monde et non de se gargariser de son moi pour prétendre en être la source : le fin sourire d’Aron fait écho à celui du philosophe de La Haye pour répondre aux rictus des deux assoiffés de pouvoir.

Spinoza peut une fois encore faire apparaître au sein de l’histoire cette sorte d’hommes combatifs mais humbles, engagés mais lucides, proches de leurs semblables mais sans complaisance, ni démagogie, ni manipulation. Le désastre politique français actuel nous appelle plus que jamais à nous surcharger des responsabilités qui nous rendent libres.

© Marc Rameaux


Marc Rameaux est économiste et professionnel des hautes technologies. Il a publié Le Tao de l’économie. Du bon usage de l’économie de marché (L’Harmattan, Février 2020)

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Marc Rameaux

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3 Comments

  1. Excellent article et analyse, mais beaucoup trop long pour la plupart des lecteurs moyens de nos jours ! Un niveau de langage un peu trop élevé également pour beaucoup, hélas !!!!!

  2. Il me semble que Macron, Mélenchon, Biden, Ndiaye, BLM, Sandrine Rousseau etc représentent tous le nihilisme et la pulsion de mort et d’autodestruction que Nietzche prévoyait déjà il y a plus d’un siècle. Il y voyait une conséquence indirecte du christianisme : autoflagellation, mortification et auto culpabilisation etc…

  3. L’économiste Marc Rameaux, dont je ne connais pas la qualité dans le domaine qui lui est propre, étale son incompréhension à propos de la philosophie spinoziste.

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