Tribune Juive

André Markowicz. Le Principe du balai

Je lis les commentaires à mes chroniques et, ce que je peux comprendre de ce que mes contradicteurs disent (quand ils me m’insultent pas — l’insulte valant dorénavant blocage automatique), c’est que je suis un va-t’en-guerre (mais de salon, puisque je reste chez moi — je reste chez moi, c’est vrai) et un naïf.

Non, je suis pour la paix. Mais la paix véritable. Car enfin :— C’est la Russie qui a envahi l’Ukraine, et qui occupe aujourd’hui à peu près 20% de son territoire.

Je note en passant que les propagandistes russes affirment aujourd’hui que l’attaque a été préventive, et que l’Ukraine voulait pénétrer dans le territoire de la Fédération de Russie. C’est exactement l’argument utilisé par Hitler le 1er septembre 1939 — les Polonais étaient censés attaquer les Allemands.

Cela signifie que toute paix, tout armistice conclu au moment où j’écris avaliseraient cet état d’occupation et rendraient caduque, par là-même, la Charte des Nations-Unies et tout découpage des frontières. Cette paix serait le début d’une série infinie de conflits frontaliers — et je me souviens à ce propos du discours magnifique du délégué du Kenya aux Nations-Unies au moment où il votait la condamnation de l’attaque russe : en Afrique, les frontières ont été tracées par les colonisateurs, sans aucun égard pour les populations réelles.

Si ces populations, aujourd’hui, essayaient de retrouver leur unité originelle (ou supposée telle), le continent tout entier serait noyé dans le sang. Et donc, tant que l’armée russe occupe une partie du territoire d’un autre état souverain, il ne doit pas être question de paix.

Poutine ne connaît que le rapport de force. Il vient, réellement, je le répète, c’est un fait incontournable, du monde de la mafia. Dans la mafia russe, et, du coup, dans les prisons russes, il y a ce qu’on appelle « le principe du balai ». Quand un détenu arrive, on lui donne un balai. S’il accepte de balayer, il sera un « soumis », pendant toute son incarcération, et plus tard aussi, quand il sortira. S’il refuse et se montre prêt à répondre à l’humiliation par la force, alors, il a une chance de survivre, et d’être avec les chefs.

C’est la loi du plus fort. Cette loi, Poutine l’applique à chaque fois, et il est persuadé que les démocraties sont, par nature, des régimes faibles. C’est lui qui cherche, tout de suite, et continuellement, à humilier : quand le secrétaire général de l’ONU, par exemple, après une visite à Moscou, était à Kiev, Kiev a été bombardé. — C’était une réponse claire : il n’y aura pas de négociations, jamais, et sur rien.

Que l’ONU aille se faire… La Russie ne négocie pas. Non seulement elle détruit systématiquement toute possibilité de vie normale dans les régions qu’elle occupe, mais elle continue à appliquer sa « russification », c’est-à-dire à annexer de force les territoires occupés. Et ça aussi, ça montre qu’il n’y a aucune possibilité de négociation réelle, parce que c’est la politique du fait accompli. Si nous (le reste du monde), nous acceptons ça, et bien, nous lançons, encore une fois, une série de guerres similaires dans le reste du monde.

Si Poutine l’emporte, oui, la Chine se sentira définitivement les mains libres pour envahir Taïwan. Parce que l’OTAN aura cédé.

Si nous faisons la paix maintenant, nous lançons aussi, évidemment, une série de conflits en Europe même, puisque les propagandistes de Poutine le répètent à qui veut les entendre : l’Ukraine n’est qu’une «étape intermédiaire ».

Cela signifie la mise en danger, d’abord, d’un pays comme la Moldavie, et aussi, à nouveau, des pays baltes. Parce que ce n’est pas pour rien que la propagande, aujourd’hui, répète que la Russie ne se bat pas contre l’Ukraine, mais uniquement contre l’OTAN.

Si la Russie arrive à battre l’OTAN en Ukraine, l’OTAN ne protégera plus personne. La Russie reprendra de force, l’un après l’autre, tous les territoires qui étaient ceux de l’Empire russe.

Non, pour avoir une paix durable, il faut, aujourd’hui, continuer la guerre, et il faut une victoire de l’Ukraine. Une victoire militaire.

Cette victoire est-elle possible ? — Les commentateurs politiques et militaires nous disent que non, sans doute pas. Qu’au mieux, il y aura, au bout de mois et de mois de batailles sanglantes, une espèce de partie nulle. — Une partie nulle qu’ils présentent déjà comme une grande victoire de l’Ukraine, mais que les Russes, eux, pourront présenter comme une grande victoire — contre le monde entier (disons, contre l’OTAN).

Mais oui, pourtant, l’Ukraine peut gagner. Même si la Russie arrive à prendre le peu de la province de Lougansk qui lui reste à prendre, tout son effort semble concentré sur, quoi ?, 20-30 kilomètres de territoire. C’est déjà une défaite majeure de « l’opération spéciale ».

Mais la question est celle du rapport de force sur le long terme. Le temps joue contre la Russie. Parce que, oui, l’Ukraine est épuisée, les munitions manquent, l’économie, ravagée par la guerre, est exsangue, et l’Ukraine ne tient que grâce à l’aide internationale, mais, justement, cette aide existe, et elle est efficace. Et les armements (trop lentement, mais quand même), arrivent.

C’est-à-dire qu’à un certain moment (dans un, deux, trois mois, je n’en sais rien, ça dépend de l’opinion des « experts »), le rapport de forces basculera, et l’armée ukrainienne sera capable de lancer des contre-offensives véritables.Parce que, dans le même moment, et au même rythme, la Russie s’affaiblit. Les matériels (beaucoup plus nombreux, vu l’immensité des stocks et la politique belliciste constante de l’URSS) s’épuisent, et, de toute façon, la majeure partie est obsolète et, alors que l’Ukraine reçoit des matériels modernes (les démocraties, quand elles veulent, savent parfaitement se défendre — et les matériels militaires occidentaux prouvent qu’ils sont beaucoup plus efficaces que les matériels russes), la Russie ne reçoit aucune arme (quasiment), et, surtout, elle est incapable d’en produire, à cause de sa propre incurie et de la corruption, mais aussi à cause des sanctions — du blocus imposé par l’Occident. Parce que ce blocus, — là encore, même si, au jour le jour, son effet semble douteux, — est d’une puissance redoutable.

De mois en mois, ce sont des pans entiers de la production russe qui s’arrêtent, faute d’exportations, d’importations — faute de pièces de rechange, par exemple. Et ce n’est pas pour rien que Poutine a lancé son chantage sur le blé (là encore, en accusant, en dépit du bon sens, l’Ukraine d’avoir miné ses propres ports) : le blé qu’il a volé à l’Ukraine, il accepte de le livrer, en échange de la levée de ces sanctions.

Sachant que ce chantage est, là encore, un chantage sur des dizaines de conflits « locaux » — une déstabilisation globale de l’Afrique.

Nous sommes, depuis un mois, dans une période critique : il faut tenir encore. C’est maintenant que c’est le plus difficile.Il est hors de question, bien sûr, d’envahir le territoire de la Russie — personne n’en parle, d’ailleurs. Il est question de provoquer, à l’intérieur de la Russie, une prise de conscience, une crise, économique et morale, assez grave pour que le régime — humilié par sa défaite militaire — ne puisse plus mobiliser assez de forces à l’intérieur pour la répression, et finisse par céder (et ce n’est pas un hasard s’il n’y a pas de mobilisation générale en Russie : le pays serait simplement incapable de la mener à terme). Je ne sais pas combien de temps ça peut prendre — ça peut être très long (si l’aide à l’Ukraine met trop longtemps à arriver), mais ça peut aussi être très rapide.

Parce que, encore une fois, le régime de Poutine ne connaît que la honte, et la peur de la honte. Et il ne tient, en fait, comme celui de l’URSS de Brejnev, celui de l’Empire de Nicolas II, que sur pas grand-chose.

Il faut que Poutine paie ses crimes. Il faut que les criminels soient jugés. Et non, ce n’est pas de la naïveté que de dire ça. Parce que tant que Poutine n’aura pas payé, il continuera d’être une menace, pour chaque être humain de la planète (et pour la planète tout entière… parce le niveau réel de pollution en Russie n’a rien à voir avec les statistiques officielles, et absolument rien n’a été fait en vingt ans contre le réchauffement du permafrost en Sibérie, par exemple).

Il faut qu’il paie.

Pour cela, il faut aider, de toutes les façons possibles, l’opposition intérieure en Russie. Il faut lancer — et c’est loin d’être fait — une guerre de l’information à l’intention de la population russe. Nous voyons comme la Russie utilise ses hackers, ses trolls, dans le monde (jusque sur ma page !… ) — mais qu’est-ce qui empêche l’Occident de répondre, en russe, sur les réseaux sociaux russes ? Il faut que la réalité de la guerre arrive aux Russes. Et là, ils comprendront, et le régime ne tiendra plus. Il faut qu’ils puissent comprendre pourquoi il y a tant de morts parmi les soldats russes, et pourquoi, parmi ces morts, il y a tellement de soldats qui viennent de régions qui vivent sous le seuil de pauvreté officiel ; que les gens comprennent le rapport de cause à effet entre la guerre, et la défaite, et le fait qu’ils vivent dans la misère, avec des services sociaux inexistants, sous le joug d’une corruption endémique ; qu’ils vivent, pour toutes les sphères de la vie, dans un mensonge permanent.

Parce que, vous savez, même les Russes sont des êtres humains, et même s’ils n’ont connu que la dictature, les droits de l’homme demeurent universels, et eux aussi, ils ont le droit de vivre en tant que personnes humaines. Et c’est ce droit que leur dénie le régime de Poutine.

Ce droit, le régime de Poutine le dénie encore plus, évidemment, aux Ukrainiens — qu’il considère comme des « nazis », dès lors qu’ils refusent « le monde russe » qu’on leur impose avec les bombes, les chars et les viols.

Enfin, il y autre chose, dans la honte que nous a imposée notre président en parlant de ne pas humilier la Russie. — La réaction, en Ukraine, à cette humiliation, a encore renforcé les conséquences de l’agression de Poutine. Car enfin… pourquoi Poutine n’a-t-il pas lancé sa guerre contre Porochenko, nationaliste ukrainien proclamé (je ne parle pas du fait qu’il était aussi un affairiste) ? C’est que Porochenko l’arrangeait parfaitement.

Encore une fois, c’était la tentative démocratique de Zélensky (ou qui a amené Zélensky au pouvoir) qui lui était insupportable.

Là où, par le jeu de la démocratie, l’électorat ukrainien avait réussi à mettre sur la touche les éléments les plus fanatiquement nationalistes, les plus bellicistes, de son corps politique, la guerre de Poutine les a remis en selle, leur donnant une aura de prophètes et de héros (et, de fait, la défense de Marioupol par le régiment Azov — qui n’était pas le seul à défendre la ville — a été héroïque).

L’aide politique à l’Ukraine la plus active vient du régime ultra-conservateur de la Pologne. L’aide militaire la plus vitale vient de la Grande-Bretagne et des USA.

Macron et Scholz, en s’aliénant toute l’Ukraine, obtiennent le contraire de ce qu’on pense être leur but : l’Ukraine va de nouveau virer vers la droite, et peut-être même à l’extrême-droite (puisque les régimes dits-libéraux de l’Europe sont si «modérés », si lâches, pourrait-on dire, à les aider), et notre politique, déjà si faible, si hésitante, de création d’une puissance européenne autonome sera réduite à rien.

Et Poutine, que Macron et Scholz auront sauvé du désastre qui le menace par sa propre faute, pourra rigoler avec ses sbires en disant qu’il aura fait porter le balai au « monde libre ».

André Markowicz

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